Voyage en Italie (Roberto Rossellini, 1954)

Pas d’union d’un couple, d’amour, de famille, sans se confronter aux traditions et à la mort

C’est un couple anglais qui arrive en Italie. Après la mort de Michael, un oncle de Katherine Joyce1, elle hérite d’une maison proche de Naples. Pour Alexander2, c’est une pure question d’argent : il veut, le plus vite possible, vendre la maison et revenir en Angleterre pour s’occuper de ses affaires. Katherine ne s’intéresse pas plus que lui à cet oncle cultivé, qui s’est installé dans une magnifique villa d’où l’on peut voir le Vésuve, la mer et la ville de Naples. Ils sont accueillis par un autre Anglais, Tony Burton, un archéologue qui se considère, lui, comme l’héritier spirituel de cet oncle qui a financé ses études. Tandis que le couple ne fait que passer, n’accordant qu’une attention distraite aux objets conservés dans la villa, Burton tente de les convaincre (sans succès) de ne pas la vendre. Dès le début, le contraste est posé entre un couple riche dont l’existence commune se réduit à la vie mondaine, et un autre couple, Tony et son épouse Natalie3, qui se passionne pour le passé italien, l’histoire de l’art et la tradition. Tandis qu’Alexander ne s’intéresse qu’à d’autres Anglais rencontrés à l’hôtel, dont son amie Judy, Katherine se souvient d’un jeune homme qu’elle a connu, Charles Lewington, qui lui avait parlé du musée archéologique de Naples4. C’est le début d’une série de visites qui la confrontent, elle aussi, à un passé historique qu’elle ignore : le parc archéologique de Cumes, avec la grotte où la Sibylle prédisait l’avenir5, le volcan de la Solfatare, immense cratère parsemé de projections de fumée et de vapeurs de soufre6, les catacombes de Fontanella7, et enfin les ruines de Pompéi. Chaque fois accompagnée soit par un vieux guide dont elle doit subir les commentaires, soit par Natalia, Katherine pense surtout à l’état de son couple, jusqu’à la dernière visite organisée par Tony Burton. Alexander est présent : c’est la première fois qu’ils font du tourisme ensemble8.

C’est alors, dans cette visite de Pompéi, qu’arrive le basculement. Ce jour-là, devant eux, les archéologues auront mis à jour la forme d’un couple qui s’enlace9 au moment précis où il est enseveli dans la cendre10. Toute vie sociale étant effacée, les deux êtres sont face à face. Il en ira ainsi d’Alexander et Katherine quand, un peu plus tard, traversant une procession en l’honneur de San Gennaro11, ils s’enlaceront à leur tour, se déclarant mutuellement leur amour. Pendant 8 ans, leur couple bancal était quasiment mort : il n’existait que par la vie mondaine, les obligations. L’événement italien, c’est que la mort ne s’adresse plus à eux indirectement, mais frontalement. Nous sommes mortels se disent-ils tous les deux, quoique nous fassions, nous sommes comme St Gennaro, et aussi comme ces deux habitants de Pompéi à leurs derniers instants, Nous nous devons à la mort. Inutile de se disputer, inutile de divorcer, il est temps de reconnaître qu’entre la mort et la vie, il n’y a pas opposition, mais alliance. Le présent ne compte plus, nous nous inscrivons dans un cycle qui nous dépasse. Au moment où ils se retrouvent, ils acceptent tous deux de faire famille, d’avoir des enfants12 – ce dont Katherine ne voulait pas entendre parler tant qu’elle vivait en Angleterre. Les visites touristiques solitaires acceptées de mauvaise grâce l’auront préparée à cette déclaration de finitude. Le passé existe, elle l’a rencontré, ce qui prouve qu’un jour tout va s’arrêter. La leçon lointaine de l’oncle Michael (son véritable héritage), c’est que nous sommes les maillons d’une chaîne – et tant mieux

Qu’est-ce qui est arrivé pendant ce voyage en Italie ? En quoi l’événement peut-il être comparé au miracle de San Gennaro ? Le Voyage en Italie reste marqué par les années 1950. Dans l’histoire du cinéma, le film précède la quadrilogie d’Antonioni (L’AvventuraLa Nottel’EclipseLe Désert rouge, 1960-64), où le couple familial avec enfants n’est plus la solution, mais le spectre à éviter à tout prix – par disparition, indifférence, évitement ou folie. C’est l’un des derniers feux d’une conception classique, conjugale, de la relation amoureuse, où l’amour, idéalement réciproque, reste lié à la procréation. St Gennaro est mort décapité, mais cela n’empêche pas son sang de se liquéfier chaque année. Ainsi la mort ne fait-elle pas obstacle à la vie. Ce n’est pas le dernier moment, la fin d’une aventure, mais un début, une promesse.

  1. Interprétée par Ingrid Bergman, qui forme, depuis Stromboli (1949), un couple avec Roberto Rossellini. Ils se sépareront en 1957, après avoir eu trois enfants ensemble (rien n’est éternel, mais les enfants restent). ↩︎
  2. Interprété par George Sanders, qui dira plus tard qu’il s’est beaucoup ennuyé pendant le tournage, avant de reconnaître que l’expérience a été pour lui hors du commun. Après avoir rejeté l’héritage de Rossellini, il finira par l’accepter. ↩︎
  3. Les prénoms de ces deux personnages sont aussi les prénoms des acteurs, Tony La Penna et Natalia Ray, ce qui contribue à ancrer le film dans la vie réelle.  ↩︎
  4. Il s’agit du musée qui abrite la collection Farnese. ↩︎
  5. Le guide explique que « tous les amants viennent ici pour en savoir plus sur le destin de leur amour » – ce qui pousse Katherine à s’en aller. Elle ne tient pas à savoir. ↩︎
  6. Un guide montre à Katherine l’effet d’ionisation : quand on souffle la fumée d’une cigarette dans un des trous volcaniques, une fumée épaisse s’élève de tous les autres trous : preuve qu’il est impossible d’isoler ses sentiments du contexte. ↩︎
  7. Depuis le 17ème siècle, le cimetière des Fontanelle était l’un des principaux lieux d’exercice du culte des âmes du purgatoire, considéré comme une tradition fétichiste et païenne par l’église catholique. Suite à l’interdiction de la pratique de ce culte par un tribunal ecclésiastique, le cimetière a été fermé en 1969, avant sa réouverture en 2010. ↩︎
  8. Le véritable directeur des fouilles de l’époque, Amedeo Maiuri, joue un rôle de figurant. ↩︎
  9. “Les amants de Pompéi” – ce couple enlacé, figé à jamais par les cendres de l’éruption de Vésuve en l’an 79 – seraient en fait deux hommes. C’est ce que révèlent les analyses génétiques, dévoilées en 2017 par le directeur de fouilles du site archéologique italien Massimo Osanna. L’ADN des restes de dents et d’os a également permis d’apprendre qu’ils étaient âgés de 18 et 20 ans et qu’ils n’appartenaient pas à la même famille. “On ne peut pas affirmer que ces deux personnages étaient amants, indique au Corriere del mezzogiorno Massimo Osanna, mais, compte tenu de leur position, on peut en faire l’hypothèse.” D’aucuns les ont d’ailleurs déjà renommés “les amants gays de Pompéi”. ↩︎
  10. La cendre a durci, mais les corps mous ont disparu, ce qui permet de réaliser des moulages. ↩︎
  11. Saint Janvier est l’un des saints patrons de la ville de Naples. Condamné à mort par Timothée, il est sorti indemne du bûcher où on l’avait précipité. Fouetté jusqu’au sang, il est jeté en prison avec sept condamnés, qui sont menés à l’amphithéâtre de Pouzzoles pour être donnés en pâture aux fauves mais les lions, les tigres et les hyènes, bien qu’affamés, se couchent à leurs pieds. Timothée, pris d’un coup de sang, en perd la vue, mais Janvier la lui rend. Devant ce miracle, environ cinq mille des trente mille spectateurs présents demandent à être baptisés par le saint. Timothée ordonne qu’on coupe la tête de Janvier, Proculus et Sosius et rentre dans son palais à Nola. Les deux diacres sont décapités le 19 septembre 305 dans le forum proche du volcan Vulcano de Pouzzoles, puis il en est de même pour Janvier après que le saint eut demandé, ordonné et prié le bourreau, car ce dernier ne trouve plus de forces pour faire sa funeste besogne. Revigoré, le bourreau coupe non seulement la tête du saint mais également un de ses doigts. Le bourreau et les hommes de troupe, partis faire leur rapport à Timothée, trouvent le proconsul dans son palais pillé et déserté. Ce n’est plus qu’un cadavre informe et pourri. Le bourreau et ses comparses périssent finalement asphyxiés par les émanations pestilentielles qu’exhale le corps de Timothée (d’après Wikipedia). ↩︎
  12. Le titre français alternatif du film (jamais utilisé) est : « L’amour est le plus fort ». ↩︎
Vues : 6

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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