Leto (Kirill Serebrennikov, 2018)

Dans leur bulle, inutiles et irrécupérables, les héros de la scène rock sont plus moraux encore que la moralité

Le film raconte l’histoire de deux groupes phares de Léningrad au début des années 1980, Kino et Zoopark, menés respectivement par Viktor Tsoi et Mike Naoumenko, qui avaient tous deux composé et chanté Leto (l’été). Victor Tsoi, qui aura toujours refusé d’enregistrer pour le label d’Etat Melodiya, est mort en 1990 dans un accident de voiture, tandis que Mike Naoumenko a succombé à une crise cardiaque l’année suivante. 

Viktor, un musicien de 19 ans, qui partage avec son interprète, l’Allemand Teo Yoo, d’appartenir à une minorité coréenne, approche un chanteur rock plus expérimenté que lui, Mike, et lui fait entendre ses compositions originales. Mike introduit le débutant dans son entourage, cette petite bohème de musiciens indisciplinés et exubérants, aux looks hétéroclites, qui ne jurent que par David Bowie, Led Zeppelin ou Blondie. Natacha, l’épouse de Mike, tombe amoureuse de Victor, mais leur relation restera platonique. Pourtant Mike lance le jeune homme sur scène et produit son premier album. Au rock instrumental des années 1970, en cours dans l’Union soviétique des années Brejnev, pourraient succéder d’autres sonorités plus new wave. Le film montre, sans souci excessif de réalisme, la solidarité entre les chanteurs.

La morne vie des soviétiques, à Léningrad, aux alentours de 1980, magnifiée par la musique. Pas seulement les rêves et les espoirs d’une génération (ou d’une partie de cette génération), mais leur traduction en images, en événements semi-fantasmés transformés par le travail filmique. Pas d’effets spéciaux, juste des traces sur la pellicule, des traits, des dessins qui résonnent avec la musique et les événements du jour – et quand on parle d’événement du jour, on parle aussi du metteur en scène et réalisateur Kirill Serebrinnikov, qui était assigné à résidence à Moscou au moment de la sortie du film sur les écrans français (décembre 2018), pour d’obscures histoires de détournement de fonds publics. 

D’un côté, ces chanteurs tournés vers l’Amérique ne peuvent pas s’extraire de l’univers soviétique. Leur bulle est une contre-bulle, qui reste enfermée dans la grande bulle. En musique, ils n’inventent rien. Ils ne commettent qu’un crime : s’inspirer de l’ennemi impérialiste – mais ce n’est pas si grave, la société pourrait considérer ce caprice comme une gaminerie d’ados (à condition qu’ils acceptent de faire leur service militaire). Mais d’un autre côté, ils sont porteurs d’une extériorité bizarre, incompréhensible. Le film rend cette altérité par l’hybridation de l’image, la superposition de griffures, calembours et collages. Le monde ne peut pas les ignorer, il est contaminé, et n’importe quel quidam peut à son tour se prendre pour Lou Reed ou les Talking Heads. Peu importe qu’ils chantent faux, peu importe la naïveté des dessins, peu importe que ces procédés aient déjà largement servi dans le cinéma dit expérimental, la scène du Leningrad Rock Club semble flotter à dix lieues au-dessus de la ville. 

Il y a, au premier degré, une générosité. Quoiqu’il arrive, Mike soutient Victor, y compris quand Natacha, sa femme, la mère de son fils, désire embrasser le nouveau venu et demande gentiment à son époux la permission. Il l’accorde, bien sûr, pour un chaste baiser, un baiser d’enfants. C’est à peine si ces jeunes qui boivent et fument s’intéressent au sexe. Leur originalité, leur grâce, c’est leur capacité à se détacher du monde, les bâtiments sordides, les appartements minuscules, la pauvreté générale, la galère quotidienne et même la médiocrité de leur propre rock. Leurs chansons leur permettent d’accéder à un autre monde, qu’on peut imaginer indépendant et autosuffisant, qui ne se substitue pas au monde courant mais s’ajoute à lui. 

On a dit qu’il fallait au rock des âmes pures et des personnalités irrécupérables. Ces héros-là revendiquent haut et fort leur inutilité sociale. Ils n’inventent pas grand-chose, ni en morale ni en musique, mais ils ont une certaine façon de croire en ce qu’ils font, une certaine façon de ne jamais céder sur leurs désirs. C’est cette dimension qui attire dans le film, en résonance avec les procédés additifs. Il n’y a rien de spirituel, rien d’angélique ni de transcendant. Certes les personnages ont quelque chose de très sage (voire trop) – rien à voir avec les excès de la scène rock américaine. Mais en même temps ils laissent deviner un autre exigence, inébranlable, inconditionnelle. 

Y aurait-il là, sur un certain mode, une figuration de l’éthique même ?

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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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