Belle (André Delvaux, 1973)

Je dois, pour sur-vivre, me dépouiller de tout ce qui m’appartenait : identité, culture, personnalité, profession, croyances, etc.

Résumé

L’action se déroule dans les Hautes Fagnes et à Spa (Belgique). Mathieu Grégoire est écrivain, archiviste et spécialiste de poésie médiévale. Une nuit, rentrant chez lui en voiture (une Volvo Amazone) dans la forêt des Hautes Fagnes, il heurte un animal dont, sur l’instant, il ne retrouve pas le cadavre. Il revient le lendemain avec un fusil de chasse, entend un gémissement dans la forêt et découvre que le chien est vivant, mais blessé à mort. Il suit à distance le pauvre chien jusqu’à une ferme en ruine. Là, il rencontre une jeune étrangère étrangement muette supposée être la propriétaire du chien. Pour la rassurer, Mathieu pose son fusil de chasse de côté et la suit autour de la ferme. Au moment où il se rend compte qu’elle a fait marche arrière, il entend un coup de fusil de l’autre côté de la maison. Il revient en toute hâte pour trouver la femme debout sur le chien qu’elle vient de tuer par pitié. Sanglotant, elle jette le fusil à Mathieu et se précipite à l’intérieur. Il la suit et la trouve malade sur son lit, comme une apparition surnaturelle. Il lui donne à manger, et finalement ils s’embrassent, ils font l’amour. Ne sachant rien de l’inconnue, il la baptise Belle et en tombe éperdument amoureux. Désormais sa vie prend un autre sens : il délaisse Jeanne, son épouse, s’irrite de la présence de son ami Victor, supporte de plus en plus mal John, le fiancé de sa fille Marie et néglige son travail. Sa liaison passionnée avec Belle monopolise son temps et ses pensées. Je ne te demanderai jamais rien, tu ne me diras jamais rien, je ne veux pas savoir qui tu es, lui dit-il. Pendant ce temps, sa fille prépare son mariage et Victor organise sa prochaine conférence. 

Un jour, un inconnu s’installe dans la maison. Il parle une langue que Belle semble comprendre, et exerce sur la jeune femme un curieux pouvoir. Mathieu les entend se disputer violemment. L’homme est armé, il affûte ses couteaux, il s’incruste. Mathieu voudrait protéger Belle, ou partir avec elle. Il ne comprend pas qui est l’homme, voudrait parler avec lui. L’homme lui emprunte sa voiture avec le texte de sa conférence. L’idée lui vient alors : Il faut tuer ce type-là, le tuer! Mais l’homme est seulement allé faire des courses, il revient avec des cadeaux, du vin. Mathieu récupère sa voiture et va faire sa conférence. Il arrive en retard, tout le monde remarque ses chaussures boueuses, une bande de jeunes se moque de lui. Dans la foule, il croit reconnaître l’homme à son manteau, mais se trompe. Il se ridiculise. Victor l’invite à voir sa collection : des peignes, des brosses, tout l’attirail du fétichiste. Mathieu se met en colère et retourne voir Belle.

Il propose à Belle de partir. Elle ne répond pas. Il voudrait se débarrasser de l’étranger, mais comment? Il organise un piège. Pour la première fois, elle acquiesce : Da. Il s’installe avec son fusil dans les bois. Plus loin, il entend un coup de feu : Belle avec un revolver, le corps de l’étranger dissimulé sous son manteau. Mathieu le croit mort. Ils mettent ce qu’il croit être le cadavre dans le coffre de la voiture, l’alourdissent de pierres, et le jettent dans une mare (l’un des trous du Pont Noir). Belle obéit à ses ordres, comme si elle le comprenait.

Mathieu rentre à la maison, il déclare à Jeanne : Je t’aime, je n’ai jamais cessé de t’aimer, je ne t’ai jamais tant aimée, tu sais il faut partir, fini de vivre dans cette province, fini d’écrire, ma vie passe et elle sert à rien. Mais il ne lui dit pas que ce n’est pas avec elle qu’il veut partir, c’est avec Belle. Jeanne, c’est l’ancien monde. Mais son comportement bizarre a retenu l’attention de son ami le substitut, qui mène une enquête sur l’étranger. 

Sa fille se marie, il l’accompagne à la gare, elle s’en va. Il va voir Belle qui ne lui dit qu’un seul mot : argent. Il va à la banque récupérer ses économies. Pris de panique, croyant le meurtre découvert alors qu’il n’en est rien, Mathieu conduit le policier au marais où l’on ne retrouve qu’un cadavre, celui du chien ! Soulagé, il comprend qu’on l’a trompé. Belle a disparu… ainsi que son argent, qu’il avait laissé dans la voiture. Il n’y a plus personne dans la maison. Ils m’ont volé, ils m’ont volé jusqu’au bout, ils sont loin maintenant. Désemparé, il retourne seul, en pleine nuit, au bord de la mare. C’est la pleine lune. Il court vers le trou du Pont Noir, et là, il voit une main à la surface de l’eau. Elle l’a vraiment fait pour moi. Tout est vrai. Elle ne m’a pas trompé. Pourvu qu’elle revienne. Le film se termine sur Mathieu marchant dans la neige. Une voix chante : Amour du nord, la neige y mord à pleines dents, la vie s’en va, la vie s’en est allée au vent. (…) cheveux au vent, cheveux noués et dénoués, la vie s’en va, la vie s’en est allée au vent.

Analyse

C’est l’histoire d’un homme qui ne sait pas encore qu’il ne supporte plus son mode de vie. Au début du film, il peut encore croire que tout va bien, il peut encore attacher une certaine importance à son train-train, ses recherches, ses archives, ses conférences, ses amis. A la fin du film, il s’est retiré de tout : sa famille, sa profession, son savoir, son amour, son éthique, sa maison, sa femme, sa banque, son travail, ses relations, son environnement social et même sa fille qui va se marier avec un jeune homme dont les idées sur la poésie ou la littérature prennent le contrepied des siennes (mais à ce moment-là, il se fiche aussi des idées, il se retire aussi de la littérature). Sa fille, au moins, elle aura quitté à temps cette petite ville de Belgique. Comment en est-il arrivé là ? 

Il suffit d’une occasion, d’une rencontre qui aurait pu être rapidement oubliée, pour déclencher son départ. Dans son état, la chose la plus futile peut faire événement. Quand elle arrive, il s’y jette sans aucune précaution, incapable de se dissimuler, de réfléchir à ce qui lui arrive et de mettre au point une stratégie, quelle qu’elle soit. Ce n’est même pas une fuite : c’est un acquiescement à ce qui, de toute façons, était déjà inscrit. Ça lui est arrivé sans qu’il le cherche, sans aucune anticipation. A un monde circulaire, fermé, il fallait trouver une extériorité, et dès qu’un tout petit trou s’est présenté, il s’est transformé en ouverture béante, en appel si exigeant qu’il ne pouvait même plus être dissimulé. À peine apparue, cette faille occupait déjà tout l’espace.

C’est venu de l’extérieur, d’un seul coup : un choc nocturne sur sa voiture, une glissade, une flaque de sang. Il n’avait aucune raison d’aller là, il fallait juste qu’il s’occupe un moment, qu’il décharge un surcroît d’énergie, qu’il roule, qu’il fasse un tour dans la forêt. Il se sent coupable et en parle à sa femme. Et puis de nouveau trois gouttes de sang sur la table – il a presque déjà décidé d’aller voir. Un tableau, une image de femme, un sexe, quelque chose d’innommable dit Victor, son collègue et ami-ennemi. Il repart dans la forêt sur ses propres traces, prend un fusil de chasse, suit un chien jusqu’à une maison en ruine apparemment habitée. La rupture a eu lieu, il est passé de l’autre côté. Son ancien cycle de vie, familier et répétitif, son chez-soi dont il ferme le verrou tous les soirs depuis 15 ans, est définitivement mort. Il rentre chez lui où Victor est encore avec sa femme (contraste impressionnant entre les deux : l’un très grand, l’autre tout petit), tandis que lui, déjà, est amoureux de l’autre femme qu’il n’a vue que de loin. C’est son épouse qui récite : Toute douceur d’amour est détrempée de fiel amer et de mortel venin(Maurice Scève, 16è siècle), et lui qui répond : Je vis je meurs je me brûle et me noie (Louise Labé, 16è siècle). Il faut survivre, sur-vivre et l’évidence d’une autre vie s’est déjà imposée à lui.

Il y a bien sûr dans cette histoire une dimension de désir pour la belle inconnue qui semble entendre ce qu’il dit, mais ne répond pas. Il y a aussi un penchant incestueux pour sa propre fille, avec ses caprices, ses mini-jupes et son mariage annoncé, il y a encore le démon de midi qui saisit l’homme qui approche de la cinquantaine, la ringardise qui menace le spécialiste de poésie médiévale alors que la jeunesse s’intéresse plutôt à Barthes ou Genette. Il en rêve la nuit, mais pour courir dans la forêt, pour se mettre au service de cette étrangère muette, pour mentir effrontément à tout son environnement (personne ne le croit), il faut encore autre chose. Mathieu aurait dû savoir dès le départ que la trahison de Belle était inéluctable, mais il ne pouvait pas l’entendre car il avait déjà fait le deuil de lui-même. Il ne renonçait pas à une appartenance pour une autre appartenance, à une propriété pour une autre propriété, il faisait le pas de plus, le pas de trop qui le conduirait à se trouver sans rien, ni appartenance ni propriété. Il fallait qu’il passe par ce lieu vide pour accéder à un autre lieu plus propice. Dépouillé, humilié, il aurait peut-être une chance de sortir du cycle. Quand le film s’arrête, alors seulement peut s’ouvrir un après.

Vues : 8

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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