Barbara (Mathieu Amalric, 2017)

Une hétérobiographie où, autour du secret préservé de l’autre, prolifèrent les autobiographies.

Yves Zand, un réalisateur fictif interprété par le vrai réalisateur (Mathieu Amalric), prépare un film sur la chanteuse Barbara, dont le rôle est joué par Brigitte, une actrice elle-même interprétée par Jeanne Balibar, qui n’est autre que l’ancienne épouse et mère de deux des enfants de Jacques Amalric. Le film commence par la voix acousmatique de Brigitte, puis on la voit composer chez elle, dans l’obscurité. Le visage de la chanteuse, solitaire, se détache à peine. Sa mère, qu’elle vouvoie, réclame de l’argent. L’actrice discute avec le réalisateur, qui pleure. Brigitte chante. Le réalisateur est très ému. Tandis qu’on est encore dans le temps du tournage, la scripte écrit le scénario, puis tout le monde s’en va.

Puis c’est le temps du film, on voit Barbara acclamée. 

Puis c’est le temps du témoignage où l’on voit Jacques Tournier1, le grand ami de Barbara qui a écrit sa biographie, raconter ses souvenirs au réalisateur énamouré. 

On revient à Barbara (la vraie) : le temps du film se distingue mal du temps de l’archive. L’actrice, entourée d’écrans où l’image de la chanteuse est projetée, compose, tandis que le réalisateur poursuit son enquête. Photos d’époque, masque, reconstitutions, l’actrice dans les coulisses qui chante elle aussi, le réalisateur admiratif (de qui ? Barbara, Brigitte ou Jeanne Balibar ?). Puis quelques images ou quelques rushes du documentaire que Gérard Vergès a consacré à la chanteuse en 19732. Ils vont à Chateauroux, où la vraie Barbara a été cachée pendant la guerre – mais déjà ce n’est plus Barbara, c’est Jeanne Balibar. Ça touche à son intimité, il faut qu’elle se protège. Le film recompose, répète, réitère les images d’archives. Voici la scène où Barbara dit quelques mots de son enfance cachée à l’accordeur, qui s’en fiche. Emotion refoulée – comme s’il s’agissait d’une confidence normale, un simple souvenir d’enfance. En refabriquant la séance, le réalisateur redouble l’émotion. Il accentue le côté hystérique de Barbara, comme si la version filmée devait être plus convaincante, plus dure, plus sévère que le documentaire, comme s’il s’adressait au spectateur pour qu’il soutienne un peu plus la chanteuse.

Et si le vrai thème du film était l’émotion du réalisateur ? Vous faites un film sur Barbara ou vous faites un film sur vous ? lui demande Brigitte, l’actrice, qui s’interprète elle-même, à moins qu’elle n’interprète Jeanne Balibar ou Barbara. Le réalisateur réitère le regard-caméra du reportage de Gérard Vergès en le durcissant, l’accentuant : Nos plus belles amours sont des amours incestueuses… . Il évoque le bourreau dont on n’ignore pas, aujourd’hui, qu’il est le violeur incestueux, le propre père de la chanteuse. Au dernier souffle de ma vie, il ne prendra qu’un corps sans vie, le bourreau, le bourreau… Et si le réalisateur-bourreau ne prenait lui aussi qu’un corps sans vie ? Couché dans le jardin de pierre, je veux que tranquille il repose, je l’ai couché dessous les roses, mon père, mon père…

L’actrice apprend le scénario, elle le change, l’ajuste. Qui est-elle ? Elle interprète Barbara qui arrête les tours de chant, fait des tentatives de suicide, va chanter dans les prisons, puis on revient aux images d’archive avec Franz, film que Jacques Brel a réalisé en 1971 pour jouer avec (la vraie) Barbara3. Le réalisateur propose à son tour à l’actrice de jouer dans ce film. 

Problèmes d’argent : pour Barbara et pour le film. Problèmes de lieu : Barbara ne se stabilise nulle part. Problèmes de piano, de studio. On la voit chanter (l’actrice), on la voit dire qu’elle n’est pas poète, qu’elle n’a pas d’imagination, qu’elle ne parle que d’elle-même. On voit le réalisateur passer d’un décor à l’autre. Comment raconter un film sans récit ? Elle chante, et c’est le réalisateur qui pleure, qui revient vers sa maison. Mais personne ne répond.

La dernière image du film est une image d’archive : couchée dans la voiture, elle essaie peut-être de dormir.

Un réalisateur (Mathieu Amalric) qui réalise un film qu’un autre réalisateur (Pierre Léon) avait envisagé et joue dans le film le rôle d’un réalisateur fictif dont le nom est Yves Zand, un nom hérité de sa grand-mère maternelle enterrée dans le carré juif du cimetière de Bagneux à côté de Barbara, réalisant un documentaire qui contient des extraits d’un autre documentaire authentique celui-là, signé par Gérard Vergez en 1973 Barbara ou ma plus belle histoire d’amour, sur une chanteuse incarnée par une actrice, Jeanne Balibar dédoublée, dont le prénom dans le film est Brigitte, avec laquelle il a des liens familiaux. Un fan qui fait semblant d’être émerveillé par une idole qu’il admire vraiment – et dont il aura toujours été secrètement amoureux. Une histoire où l’on ne raconte rien en particulier, ou presque rien, mais où l’on tente l’impossible : restituer, aussi fidèlement que possible, une ambiance. Une chanteuse qui fut une enfant cachée sous le nom de Monique Serf, une victime d’inceste qui a pris le prénom d’une de ses aïeules ukrainiennes, Varvara, une gamine solitaire, une artiste fantasque et imprévisible, qui réussit à transfigurer ses expériences dans des chansons que pour la plupart elle a écrites et composées. Un jeu complexe où l’on distingue mal le biopic des archives, le véritable appartement du studio, la voix de l’actrice de celle de la chanteuse, le faux nez du vrai nez, le tournage, le doublage, le mixage et les incrustations. La réincarnation d’un spectre plus réel que son imitatrice. Un vague érotisme plutôt sage où ce sont les hommes qui sont l’objet du désir. Tout se brouille, tout nous trompe, rien ne se raccorde, mais le film est bien là – d’ailleurs, il a eu le prix de la poésie du cinéma à Cannes, spécialement inventé pour lui.

Ce film peut être l’occasion d’explorer le concept derridien d’hétérobiographie4

  1. Il s’agit en principe d’un biopic de la chanteuse Barbara. Mais c’est un biopic très particulier qui ne raconte pas vraiment sa vie, et ne laisse deviner que très obliquement son secret, sa force intérieure. Barbara a légué au film son nom, ou plutôt son prénom qui était celui de sa grand-mère maternelle car elle-même se prénommait Monique – premier moment d’une série de substitutions. Le film est un montage où les temps et les voix se superposent. La vie de Barbara n’est pas racontée, il faut déjà la connaître pour repérer quelques détails.
  2. L’absent du biopic qui n’est pas absent du film car il est toujours présent dans les chansons de Barbara, c’est le violeur, le père incestueux. C’est lui l’autre, l’heteros, sans lequel Barbara n’aurait pas existé comme telle.
  3. Au nom de l’hétérobiographie, les autobiographies prolifèrent. Mathieu Amalric se raconte en jouant lui-même le rôle du réalisateur. Jeanne Balibar se raconte en jouant le rôle d’une comédienne (Brigitte) qui joue le rôle de Barbara, et en chantant à sa place. Pierre Michon se raconte en jouant le rôle de Jacques Tournier, amoureux de Barbara comme tout le monde. Comme aucun de ces personnages ne peut la porter, elle revient comme spectre. Le réalisateur souffre de mélancolie, de mal d’archive5.
  4. Le film joue sur les identifications : le réalisateur à un autre lui-même, Jeanne Balibar à la chanteuse. Mais on ne peut s’identifier à Barbara. Elle résiste, on ne peut ni l’incorporer, ni l’introjecter.
  5. Il n’y a pas vraiment de récit, mais il y a beaucoup de fables qui se complètent et se contredisent à chaque prise de vue. Grâce à elles les archives cinématographiques se révèlent pour ce qu’ils sont, elles-mêmes des fables, tournées pour la plupart par un autre réalisateur, lui aussi énamouré, Gérard Vergès, qui n’aura pas caché son désir en intitulant son film daté de 1973 : « Barbara ou ma plus belle histoire d’amour »6.
  6. Il y a une structure cachée du film, un autre ordre dissimulé : celui des chansons, qui sont présentées dans l’ordre chronologique. Quand elle chante, il lui arrive de nous regarder dans les yeux. Ce regard-caméra mystérieux nous implique, nous engage, sans nous dire à quoi (otobiographie).
  7. C’est une histoire où l’on pleure beaucoup. Chaque chanson de Barbara est une éploration, une crise de larmes, qui met en scène sa propre mort. Je suis morte répète-t-elle, j’ai toujours été morte, depuis mon premier passage à Chateauroux, petite fille pourchassée par les nazis, depuis l’événement paternel. C’est ainsi que le film la montre, pleurant sa mort.

Hétérobiographie donc : le récit de la vie d’un autre qui engage les voyeurs à l’autobiographie. Mais la chanteuse reste inaccessible.

  1. interprété par l’écrivain Pierre Michon. ↩︎
  2. Barbara ou ma plus belle histoire d’amour, portrait de la chanteuse Barbara, sur les routes de province en tournée et sur scène. ↩︎
  3. Le 1er janvier 1971. Barbara est invitée par Jacques Brel à déjeuner. Simple repas amical ? Pas tout à fait. « Une fois au restaurant il a commencé à commander mon menu, car c’est là, une de ses manies, il veut que je mange, comme si seule je me laissais mourir de faim ; et puis il m’a déclaré : “On va faire du cinéma.” Alors moi, bien entendu, j’ai ri et protesté en disant que j’étais trop laide, qu’avec mon nez je percerais l’écran. Mais malgré tous ces défauts dont je suis consciente, j’ai accepté sans hésiter. Après le déjeuner nous sommes allés nous promener en voiture dans les environs de Paris. Il n’y avait personne dans les routes, la campagne était couverte de neige. Et c’est en roulant que Jacques m’a lu son histoire. J’ai été tellement enthousiasmée que j’aurais voulu tourner tout de suite. » Le tournage du film, intitulé Franz (du nom d’un ami de Brel), a lieu quelques mois plus tard à Blankenberge, sur les bords de la mer du Nord.  ↩︎
  4. « L’autobiographie de la femme, ça veut dire que par exemple mon autobiographie, l’autobiographie de quelqu’un qui apparemment a une écriture masculine est l’autobiographie d’une femme, vient de, c’est-à-dire que mon autobiographie se signe, jeu des pronoms, à partir justement de la destinataire qui signe : c’est la destinataire qui signe. Si je veux raconter ma vie, eh bien, c’est une destinataire, c’est un « je » marqué au féminin qui va signer et qui sera donc – je ne dirais pas l’auteur parce que le mot détruit tout immédiatement – mais qui sera le lieu depuis lequel quelque chose comme ma biographie, mon autobiographie sera signée. Autrement dit, ce ne sera naturellement pas une autobiographie mais une hétérobiographie au sens où l’on dit aussi bien hétérosexualité, etc. » (Derrida, in L’oreille de l’autre, p108) ↩︎
  5. On est toujours en deuil de la chose perdue, aucune archive ne peut la remplacer. ↩︎
  6. Allusion à une chanson de Barbara composée en 1967 : Du plus loin, que me revienne / L’ombre de mes amours anciennes / Du plus loin, du premier rendez-vous / Du temps des premières peines / Lors, j’avais quinze ans, à peine / Cœur tout blanc, et griffes aux genoux / Que ce fut, j’étais précoce / De tendres amours de gosse / Les morsures d’un amour fou / Du plus loin qu’il m’en souvienne / Si depuis, j’ai dit « je t’aime » / Ma plus belle histoire d’amour / C’est vous / C’est vrai, je ne fus pas sage / Et j’ai tourné bien des pages / Sans les lire, blanches, et puis rien dessus, c’est vrai / C’est vrai, je ne fus pas sage / Et mes guerriers de passage / À peine vus, déjà disparus / Mais à travers leur visage / C’était déjà votre image / C’était vous déjà et le cœur nu / Je refaisais mes bagages / Et je poursuivais mon mirage / Ma plus belle histoire d’amour, c’est vous / Sur la longue route / Qui menait vers vous / Sur la longue route / J’allais le cœur fou / Le vent de décembre / Me gelait au cou / Qu’importait décembre / Si c’était pour vous / Elle fut longue la route / Mais je l’ai faite, la route / Celle-là, qui menait jusqu’à vous / Et je ne suis pas parjure / Si ce soir, je vous jure / Que, pour vous, je l’eus faite à genoux / Il en eut fallu bien d’autres / Que quelques mauvais apôtres / Que l’hiver ou la neige à mon cou / Pour que je perde patience / Et j’ai calmé ma violence / Ma plus belle histoire d’amour, c’est vous / Mais tant d’hivers et d’automnes / De nuit, de jour, et personne / Vous n’étiez jamais au rendez-vous / Et de vous, perdant courage, soudain / Me prenait la rage / Mon Dieu, que j’avais besoin de vous / Que le Diable vous emporte / D’autres m’ont ouvert leur porte / Heureuse, je m’en allais loin de vous / Oui, je vous fus infidèle / Mais vous revenais quand même / Ma plus belle histoire d’amour, c’est vous / J’ai pleuré mes larmes / Mais qu’il me fut doux / Oh, qu’il me fut doux / Ce premier sourire de vous / Et pour une larme qui venait de vous / J’ai pleuré d’amour / Vous souvenez-vous? / Ce fut, un soir, en septembre / Vous étiez venus m’attendre / Ici même, vous en souvenez-vous? / À vous regarder sourire / À vous aimer, sans rien dire / C’est là que j’ai compris, tout à coup / J’avais fini mon voyage / Et j’ai posé mes bagages / Vous étiez venus / Au rendez-vous / Qu’importe ce qu’on peut en dire / Je tenais à vous le dire / Ce soir je vous remercie de vous / Qu’importe ce qu’on peut en dire / Je suis venue pour vous dire / Ma plus belle histoire d’amour, c’est vous ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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