Drunk (Thomas Vinterberg, 2020)

L’alcool peut aussi, parfois et sans prévenir, se faire pharmakon

Un feelgood movie paradoxal qui met l’alcool dans la position du pharmakon – à la fois poison et remède. La dernière scène redouble la première qui précède le générique. Ce sont des scènes de fête où la bière coule, comme on dit, à flots. Au début de l’année, dans la salle des professeurs, on envisage un semestre sans alcool pour limiter les débordements des élèves, mais du côté des professeurs c’est l’inverse qui arrive : ils sont quatre, quatre enseignants déprimés, quatre amis qui décident de s’alcooliser pour sortir d’une sorte de léthargie, d’une période stérile où il ne se passait plus rien dans leur vie. Ils décident de boire mais pas sans règle : uniquement au travail – inversant la règle selon laquelle on n’a le droit de boire qu’à l’extérieur -, et jusqu’à un certain degré d’alcoolémie – ce qui implique de le mesurer régulièrement. C’est un sursaut et aussi une chute, à la fois un appel, un espoir d’une autre vie et le piège d’une pratique répétitive. Leur rapport à leurs élèves s’améliore, mais leur rapport à leurs familles se détériore. Tommy, le professeur de gymnastique, finit par en mourir, mais Martin, le professeur d’histoire, finit par retrouver un lien amoureux, après une très difficile période de rupture. Au début du film, les quatre enseignants sont absents de la fête; à la fin, ils ne sont plus que trois. Le quatrième est mort, mais les autres participent pleinement à la fête. Martin retrouve enfin son désir de jeunesse : la danse.

Qu’est-ce que l’alcool? Quel est l’effet de l’alcool? On n’a pas beaucoup progressé. C’est toujours le même alcool, mais c’est un autre alcool. Il y a l’alcool de l’alcoolique qui le détruit, et l’alcool du passage ou du franchissement qui ouvre des pistes. Il y a l’alcool qui supprime les inhibitions, qui libère, et l’alcool qui détruit la lucidité, qui rend coléreux et asocial. En s’écartant du modèle hygiénique de la santé corporelle et mentale, le film voudrait montrer d’autres dynamiques en jeu. 

L’alcool est un pharmakon ambigu. Il en a certaines des propriétés. Positif et négatif à la fois, il peut renouveler, déborder, changer les choses; mais en tant qu’addiction, il peut au contraire les figer, empêcher tout mouvement et détruire toute possibilité de transformation. Il donne l’impression d’ouvrir l’imagination, de braver les interdits, mais en pratique il ne fait qu’accentuer les tendances en cours. Il peut mettre en mouvement des virtualités cachées, mais ces virtualités se révèlent comme des pistes déjà existantes. Il faut à la fois l’autoriser et le limiter. Il peut être utile comme catalyseur, mais en tant qu’addiction, il participe d’une logique qui n’a plus rien de bénéfique. Le pharmakon est dangereux, mais une substance dont les effets seraient complètement prévisibles, une substance qui détruirait la capacité de faire advenir du nouveau, cette substance ne serait pas un pharmakon. C’est cette dimension, peut-être absolument maléfique, qui a emporté Tommy. 

Les enseignants se sont fixé des règles, et tout craque quand ils décident de les abandonner et de boire en-dehors de leur lieu de travail. L’expérience de l’ivresse n’est plus destinée à « rassembler des données », elle s’impose à eux comme telle, pour l’ivresse. Il ne s’agit plus de stabiliser la consommation d’alcool à un niveau intermédiaire, optimal, mais de succomber à une surenchère de cocktails qui leur font perdre tout contrôle. Quand ils franchissent ce pas, c’est la fin de leur vie de famille, peut-être de leur vie professionnelle, et même de leur vie tout court (Tommy). Ce système de régulation fait penser à un lien social qui n’a pas grand-chose à voir avec le pharmakon. 

Reste le côté « mâles blancs d’âge moyen », le stéréotype de genre où les femmes porteuses éternelles de la charge mentale sont reléguées à la cuisine tandis que les hommes obligés d’aller faire les courses et de s’occuper des couches des enfants clament leur ennui. Ce côté conventionnel fait de Drunk un film de genre – du style de ceux que Thomas Vinterberg et Lars von Trier sont sensés détester. On dira que même quand ce sont les femmes qui boivent, l’ivresse renvoie au régime patriarcal et phallocentrique de la jouissance. Elle ne perturbe rien ni personne, et ne fait que conforter le régime en place. Les fêtes de fin d’étude ne sont qu’une des dimensions de ce système conventionnel. Il n’y a rien de subversif dans le film. La structure pharmacologique, comme le reste, contribue au confort et à la reproduction d’un mode de vie qui ne s’éloigne guère des habitudes séculaires du couple bourgeois.

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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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