Tesnota, une vie à l’étroit (Kantemir Balagov, 2017)

Par les brèches de la famille, les fissures de la communauté, s’insinue une extériorité irréductible.

En 1998, dans la ville de Naltchik, capitale de la république de Kabardino-Balkarie, Ila, une jeune fille à l’allure de garçon, travaille comme mécanicienne dans le garage de son père. Dans cette famille juive, une fête traditionnelle est organisée à l’occasion des fiançailles de son frère David avec une fille issue de la même communauté. Ila, ayant revêtu, à la place de la salopette qu’elle porte en permanence, une robe démodée imposée par sa mère, s’ennuie au milieu des danseurs et finit par partir rejoindre Zalim, son petit ami kabarde. 

Mais un drame arrive, qui touche toute la communauté juive de la petite ville : David et sa fiancée Léa sont enlevés. Il faut payer une énorme rançon, et la collecte effectuée auprès de la communauté est insuffisante. Les parents doivent vendre tous leurs biens, et même après cela, il manque encore de l’argent. C’est alors qu’une opportunité se présente : un jeune Juif appartenant à une famille plus aisée est amoureux d’Ila. Ses parents sont prêts à payer le solde de la rançon si Ila accepte de se marier avec lui. Alors Ila a une réaction stupéfiante : elle rejoint son petit ami kabarde, et exige de lui qu’il la déflore. Il ne se fait pas prier, malgré ses cris et ses supplications. Puis elle revient, et jette sa culotte ensanglantée sur la table où ses parents croyaient s’être déjà entendus. Le jeune homme repoussé, dans un geste hésitant de générosité, laisse quand même l’argent. La famille peut payer la rançon, David revient.

Mais alors un autre problème se pose : les parents d’Ila décident de quitter la ville. David refuse et veut rester avec sa fiancée Léa. Ila semble hésiter. Finalement elle décide d’abandonner son ami kabarde, que peut-être elle n’avait choisi que par provocation. Elle accompagne ses parents jusqu’à leur prochaine destination.

C’est le film d’un chiasme. Le réalisateur kabarde qui s’introduit dès le départ My name is Kantemir Balagov. I am a Kabardian est l’héritier d’un peuple déporté en 1944 sur décision de Staline, qui ne pourra revenir dans sa région d’origine qu’en 1957. Tout en faisant le constat de cette origine, il montre sans fard la médiocrité et les travers de sa communauté : des jeunes gens désœuvrés qui regardent avec fascination une video ou des soldats russes sont torturés et mis à mort. Par son engagement dans le cinéma, par ses goûts, par le courage qu’il aura fallu pour réaliser ce film, Kantemir s’extrait de « sa » communauté. Et que montre-t-il ? Une jeune femme d’origine juive, qui s’extrait elle aussi de « sa » communauté. L’essentiel du film se passe du côté des Juifs. Il n’y a aucune caricature dans la description où se côtoient le meilleur et le pire, on sent même une certaine fascination du jeune réalisateur. Mais Ila n’a aucun sentiment d’appartenance. Elle rejette non seulement la socialité juive avec son pathos et ses rituels, mais aussi sa famille, son statut de fille qui devrait prendre modèle sur une mère qui n’a jamais dissimulé sa préférence pour son fils David. Elle préférerait s’appuyer sur son père, avec lequel elle entretient une certaine complicité. Mais le père est faible, déprimé, vidé de toute espérance. Il la laisse petit à petit diriger le garage, comme si lui-même avait renoncé à la vie.

Dans ce contexte assez sordide, Kantemir Balagov choisit un format étroit, qui accentue l’impression d’enfermement (4/3), des perspectives resserrées où doivent tenir deux moments de grande violence : la longue séquence où les kabardes, figés devant une télévision dans la télévision qui rétrécit encore l’espace, commentent la scène de meurtre1 qui nous est, à nous aussi, imposée; le moment où Ila, par vengeance et pour marquer sa révolte, invite le kabarde à la déflorer au bout d’un long couloir. Après ce quasi-viol, elle revient chez elle jeter sa culotte ensanglantée sur la table familiale. Ce sont des moments exceptionnels, des moments à peine supportables qui trouent littéralement le film. Par ces trous s’insinue une extériorité irréductible. 

Ce film, c’est d’abord un rejet radical, sans compromis, de la filiation généalogique. Ila choisira elle-même son conjoint (si elle se décide à en avoir un), et son choix ne dépendra pas de son « appartenance ». Sa famille ne peut recevoir cette décision que comme une violence, une trahison. Mais d’où vient cette décision ? Elle semble s’imposer à Ila depuis toujours, avant cette histoire, avant le commencement du récit. C’est elle qui répare les voitures, qui s’occupe du garage, mais son père lui redit, encore une fois, qu’il lui faut un métier, un vrai métier de femme, et que le rabbin lui en a trouvé un. Elle ne répond pas, mais l’évidence la précède : c’est pour elle impossible, exclu. Déjà, elle a rompu en pensée avec son père, sa mère, ses frères. Elle vit avec eux, mais tout dans son comportement révèle une distance, un rejet. Elle a déjà franchi le pas qui la situe au-delà de toute obligation familiale. A la façon de l’Abraham biblique, elle sait qu’elle ne peut qu’acquiescer à l’autre voix qui l’appelle.

Alors que son frère choisit une fiancée dans la communauté, elle a déjà choisi son partenaire, ailleurs : grand, puissant, baraqué, dans une relation où la tendresse le dispute à la violence. Elle n’accepte d’être féminine que dans cette relation-là. Se résoudre à la féminité dans le contexte familial, ce serait s’identifier à sa mère, ce qui est pour elle impensable. C’est là qu’intervient l’épisode de la rançon. La logique de la prise d’otage, c’est celle de l’échange : argent contre personne. Comment casser cette logique ? En demandant à un autre, un kabarde, de la déflorer, elle détruit le système d’équivalences dans lequel on voulait l’enchaîner. C’est elle finalement qui délivrera son frère en échange d’un argent qui ne lui appartient pas. Et voilà, le petit ami kabarde a joué son rôle, on n’a plus besoin de lui. La même famille sans ce système de réciprocités, voilà qui pour elle devient viable. Elle a pratiqué dans l’avenir une brèche qui ouvre des possibilités nouvelles, pour ses parents, son frère et elle-même.

  1. Le 13 octobre 2005, entre 9h et 10h du matin, des islamistes se réclamant de l’organisation du « Front du Caucase » basé en Tchétchénie, ont attaqué la ville de Natltchik. Ils ont causé la mort de 14 civils, de 35 membres des forces de l’ordre, sur neuf cibles, plus trois commissariats. Ils auraient eu, selon leur propre bilan, 37 tués, mais les sources russes ont fait état de 89 morts et 36 capturés. Sans doute ne peut-on pas dissocier complètement le film de cet événement.  ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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