S’en fout la mort (Claire Denis, 1990)

Il faut, pour excéder la cruauté, recueillir sa force, la transformer sans rien qui puisse la compenser : ni argent, ni amour, ni gain, ni perte

Avec Isaach de Bankolé (Dah le Béninois), Alex Descas (Jocelyn, l’Antillais), Jean-Claude Brialy (Pierre, le français). En ouverture : citation de Chester Himes. Musique jazzée d’Abdullah Ibrahim.
Le beau Jocelyn, pauvre et solitaire, quasiment silencieux, avec ses lectures, ses lunettes sérieuses, sa science magique du coq de combat, arrive un soir en camion avec son ami Dah l’Africain (dont on entend de temps en temps la voix intérieure) dans la zone industrielle de Rungis. Dans le  » pitt « , arène clandestine nichée dans le coeur souterrain d’un restaurant louche, il caresse ses coqs, les nourrit, leur parle, surtout le plus beau d’entre eux, le bien nommé S’en fout la mort. Tandis que les spectateurs surexcités hurlent leurs paris, il les mène à la bataille et le plus souvent, à la mort. Pierre exige que les combats soient de plus en plus violents, ce que Jocelyn supporte mal, car c’est contraire aux règles. Il s’enfuit, mais Dah le retrouve à Paris et le ramène à Rungis. Jocelyn ne joue plus le jeu, il craque. Quand son coq blanc préféré perd la bataille, il se met en colère, menace les spectateurs, prend à parti son adversaire le gitan, et finalement est tué d’un coup de couteau par Michel, fils de Pierre. Après la mort de Jocelyn, chœur antique à lui seul, Dah le lave et fait sa toilette.
Que cherchent ces deux Noirs paumés en région parisienne ? Pour Dah c’est à peu près clair, il veut gagner de l’argent. Mais pour Jocelyn c’est peu évident. Il n’a pas pris l’initiative. C’est Pierre, qui a vécu aux Antilles, qui le fait venir en tant que spécialiste des combats de coqs. Jocelyn aime les coqs, il aime aussi les femmes, il ne s’occupe pas d’argent. C’est une réitération, en métropole, du rapport colonial. Pierre le patron blanc a connu la mère de Jocelyn avant sa naissance, femme antillaise dont la beauté est restée vive dans sa mémoire. Il s’en vante. Mais c’est un faux père. Biologiquement Jocelyn est « trop noir », et psychologiquement ce père-là ne mérite que du mépris. Pourtant le film est oedipien. Pierre jouit de toutes les femmes : la mère de Jocelyn et Toni, sa jeune et belle femme actuelle. C’est comme si Pierre avait deux fils : son vrai fils Michel (qui cherche à séduire Toni, voire à la violer), et Jocelyn. Michel (le Blanc) désire Toni, tandis que Toni est intéressée par Jocelyn (le Noir). Il y a de la jalousie du côté de Michel, et un certain retrait du côté de Jocelyn. Jocelyn ignore Michel et celui qui lui tient lieu de père, ce blanc prétentieux et affamé de fric. Pierre ne se rend compte de rien. Il s’imagine seul possesseur de Toni et du reste.
Toni prétend n’avoir pas besoin d’amour. Elle joue le jeu d’une certaine image de la femme contemporaine : sexy, séduisante, indifférente et étrange. Mais elle ne tiendra pas ce rôle jusqu’au bout, elle choisira son camp. elle finira par aimer Jocelyn, un amour qui le tuera (lui). Bah et Jocelyn, les deux Noirs renoncent au confort, à la tendresse, à l’amour, l’un pour accumuler du fric, l’autre pour une raison inconnue, indéchiffrable. Ils jouent la déchéance familiale et personnelle des racisés. Pierre les injurie : « Les Antillais sont des trous du cul qui viennent ramasser la merde à Paris! » Mais n’est-ce pas ce que Pierre fait à Rungis, dans son bâtiment pourri, ramasser la merde à Paris ?
Jocelyn est le personnage central du film. Il aime les coqs. Il les caresse longuement, il les soigne, il les entraîne. Mais dans ce pays (Rungis), on mange les coqs comme des poulets. Et son premier coq préféré, le fameux S’en Fout La Mort, perdra la vue. Un jour, Jocelyn craque. Il se saoule. Il ne supporte plus les éperons d’acier qu’on fixe aux ergots des coqs pour faire du sang. Ces ustensiles violent les règles. Il ne supporte plus la présence de Pierre. Il ouvre toutes les cages des coqs qui commencent à se battre entre eux. C’est le bordel. Le combat coq contre coq, maîtrisé et cerné par le pari, cède place à la cacophonie, la guerre de tous les mâles contre tous les mâles. Jocelyn s’enfuit. « Où tu vas, tu sais même pas où tu vas » lui dit son ami Dah, qui va le chercher dans Paris et le ramène, le conduit vers la mort.
Jocelyn donne a son coq préféré, le coq blanc, le nom de Toni, qui est elle aussi vêtue de blanc. Il semble s’identifier à lui (le coq) ou à elle (la femme). Identifié à la femme du père, il est tenté de rejeter la sexualité, de s’enfuir. Toni aussi voudrait s’enfuir, elle lui propose de partir avec lui. Il l’ignore. Elle parie de l’argent sur Toni (le coq), ce qui est une façon de se donner à Jocelyn (qui possède Toni). Le coq blanc symbolise la femme blanche que Jocelyn n’aura jamais. À la mort de Toni (le coq), tout le monde a perdu. Jocelyn perd la tête. Il veut forcer Toni (la femme). Il voudrait faire revivre la mère morte, mais c’est impossible. Il est tué par le fils blanc du père blanc, son (demi-)frère. Il sera enterré avec ses coqs, le fric dans la poche.
Le film accumule les tensions :

  • entre la posture du mafieux, père détenteur de pouvoir, d’argent, de jouissance sexuelle, et sa petitesse, sa médiocrité, son aveuglement. Pierre est à la fois tout et rien, rusé et stupide, paternaliste et raciste.
  • entre homme(s) et femme(s). Il y a vers le milieu du film une scène doublement ambivalente où Jocelyn danse avec une inconnue (blanche). Elle l’attire, mais il semble danser avec lui-même; il l’attire, mais elle hésite, elle n’ose pas se laisser aller au-delà d’une sorte de contemplation.
  • entre l’échange d’argent, la valse des billets qui n’arrête jamais, les paris, et l’au-delà de l’échange qui habite chaque geste de Jocelyn. Ce qui se gagne ou se perd pour lui à chaque combat, ce n’est pas une question d’argent.
  • entre le plaisir sadique de voir les coqs se combattre jusqu’à la mort, reflet du comportement des hommes, et l’amour pour ces êtres purs, inoffensifs, sans défense, qui ne s’en prennent qu’à leurs semblables (chaque coq est pour un autre coq l’ennemi parfait, identique à soi – mais ils n’ont pas d’autre ennemi).
    D’un côté, le film dit qu’il n’y a pas de solution à ces tensions, pas d’autre au-delà possible que la mort. Jetés dans des sacs poubelles après avoir été si soigneusement préparés, si esthétiquement plumés et ornés, les coqs annoncent notre destin ultime à tous. Jocelyn n’en aura pas été que la victime, il en aura aussi été l’organisateur, l’ordonnateur, le prêtre.
    Mais d’un autre côté, le film laisse aussi voir et entendre ce qu’on pourrait nommer : le paradoxe de Jocelyn. Organisateur du plus cruel des combats, il est aussi le seul, l’unique, à laisser venir ce qui l’excède. Personne ne s’en aperçoit, sauf son compagnon, son ami, l’Africain Dah. Il ne s’agit pas pour Jocelyn de limiter la cruauté, de la borner, de l’arrêter, de la compenser ou de la réparer de quelque façon. Il a tenté de le faire en refusant d’armer les ergots, mais cela n’a pas marché. Quoiqu’on fasse, il y aura toujours de la cruauté. La crise qui s’est manifestée témoignait d’une toute autre logique déjà à l’œuvre depuis le début, où les pulsions ne sont pas éliminées ni réduites, ni même sublimées, mais détournées par un geste performatif, un coup de force. Respecter le coq au moment même où on le manipule, où on le transforme en boule d’agressivité, c’est impossible, et pourtant c’est ce que Jocelyn n’a jamais cessé de faire. Il a pris acte du principe de ruine qui s’empare de tout ce qui, pour l’humain, fait monde. Il a pris la décision irresponsable de vivre au lieu de cette violence, cette blessure, cette cicatrice. Sa passion, c’est que sans savoir en aucune façon où cela le conduisait, il fallait y aller, il en était persuadé, il ne pouvait pas faire autrement.
    En tant que personnage fictif, Jocelyn ne sera pas celui qui, dans le présent de sa biographie, fera l’expérience d’un au-delà de la cruauté. Le film ne va pas jusque-là, il le fait prudemment mourir, et pourtant de facto, c’est cet au-delà qui est son thème. Restons dans le film, ce film concret qui existe toujours, que nous pouvons voir, analyser et qui nous parle. Voici ce qu’il dit : Il faut, pour ouvrir le chemin d’un au-delà du cruel, partir de l’impossible. On ne peut supprimer ni la violence, ni le combat (combat humain, animal, sexuel ou autre), mais on peut ignorer les règles qui nous assignent à ces tâches. Il faut les ignorer. L’expérience parisienne a poussé Jocelyn a faire ce grand saut – saut dans l’inconnu, saut dans une autre éthique. Il en a payé le prix qui l’a conduit vers sa fin qui est aussi la fin du film. Il n’a pas cherché à communiquer, mais nous pouvons toujours entendre son appel.
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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