The Last Picture Show (Peter Bogdanovich, 1971)

Le sexe, un pharmakon qui, prétendant compenser ou remédier à la vacuité, creuse un vide encore plus profond

Anarene1 est une petite ville pétrolière du Texas en déclin, où la seule distraction, la seule ouverture « culturelle » sur l’extérieur, est le cinéma2. Le film commence et se termine par une projection. Le propriétaire de l’unique salle, de l’unique café et de l’unique restaurant de la ville, Sam3 dit « le lion », meurt le jour de la Saint-Sylvestre 1951. Peu après, faute de clients4, la salle de cinéma ferme définitivement, et c’est tout un monde, tout un univers, une ancienne morale de vie, qui disparaissent5. Pour Sonny, personnage principal, la disparition est un choc, mais pour le spectateur, on ne peut pas dire que ce soit une surprise car le film raconte la chronique de cette disparition. Sonny est en terminale ainsi que son copain Duane. Les deux jeunes se disputent une fille, Jacy, la plus riche et la plus jolie de la ville. Tous deux sont pauvres et Jacy les instrumentalise. Ils flirtent avec elle et songent au mariage, mais Jacy n’ignore pas que ces unions sont exclues dans le contexte local6. Elle séduit Duane dans le seul but de perdre sa virginité7 afin d’être acceptée dans le cercle des personnes aisées de la ville. Lois, sa mère, n’a pas agi différemment dans sa jeunesse, et maintenant elle méprise son mari et s’ennuie mortellement8. Sonny est un garçon rêveur, sincère. Il rompt avec sa petite amie Charlene avec laquelle il n’a aucune affinité, se rabat sur Ruth, une femme dépressive d’un certain âge, épouse de son entraîneur de foot, et engage une liaison avec Jacy, qui se termine mal. Sonny et Duane se disputent. Dans un bref combat Sonny perd un œil. Duane, déçu par la conduite de Jacy, décide de partir à l’armée. Les deux amis se réconcilient au dernier moment.

Il ne se passe rien dans cette ville, elle est plate et vide comme le dit Lois, rien à part le sexe et les relations qui vont avec, ce qu’on pourrait appeler un commerce sexuel élargi9 avec des couples qui se font, se défont et se refont10. Dans cette ambiance de dépression générale, le sexe est une sorte de pharmakon. On peut croire qu’il va vous faire du bien, vous guérir de l’ennui et de l’impuissance, mais les choses peuvent s’inverser rapidement, et le remède se transformer en poison. C’est ce qui arrive dans la relation triangulaire entre Sonny, Duane et Jacy : frustrations et amitié brisée. Mais passons sur les rebondissements du récit et attachons-nous à une singularité du film, un « détail » significatif par rapport, justement, à cette question du commerce sexuel. Plusieurs actes sexuels sont montrés ou suggérés dans le film11. Chaque fois le même procédé est utilisé par le réalisateur : une caméra qui s’attarde longuement sur la figure du garçon ou de la fille. Sur les visages en gros plan, on ne lit ni excitation, ni sensation, ni même expression de joie, de plaisir, de déplaisir ou de douleur, rien de corporel, mais chaque fois une intense concentration dans la pensée. Tout se passe comme si ce moment, qui par essence échappe à la vie courante, était devenu le temps privilégié d’une introspection ou d’une rare lucidité, à la fois curiosité, ennui, inquiétude, mélancolie, interrogation, résignation, mais rien qui ressemble à de la joie ou de la satisfaction12. Si Ruth ne peut pas s’empêcher de pleurer, il n’est pas sûr que ce soit à cause du rapport lui-même : c’est toute sa vie, les tensions enfouies, insupportables, qui explose. Il en va de même avec la colère de Ruth. On croirait, à voir ces images, que le rapport sexuel fait penser, comme si dans ce moment précis les masques tombaient, comme si la comédie sociale s’effaçait devant la vacuité de l’acte, qui révèle la vacuité de la vie sociale dans ce trou perdu. 

  1. On retrouve le nom de ville Abilene dans le film projeté à la fin du film, Red River (Howard Hawks, 1948). ↩︎
  2. Le cinéma est l’un des encroits où garçons et filles se rencontrent et flirtent. Le second endroit, c’est la voiture. Les deux seuls lieux éloignés de l’habitation des parents.  ↩︎
  3. Il y a chez Sam un enfant handicapé mental, Billy, que Sonny protège. Billy pourrait être le symbole de l’ancienne morale : Sam l’héberge et le protège sans qu’il y ait nécessairement entre eux un lien généalogique, et Sonny prendra la suite. ↩︎
  4. C’est l’irruption de la télévision ↩︎
  5. On peut suivre plusieurs moments de cette disparition en quelques films de nostalgie rétrospective :- 1951-52 : The last picture show (film sorti en 1971). Pour que surgisse le nouveau régime de plaisir des années 1960, il aura fallu que le système d’avant se soit complétement délité. En Europe, il a explosé dès l’entre-deux guerres, mais aux US, il a fallu attendre le début des années 50. C’est la fin d’un monde classique où la notion d’adultère pouvait avoir un sens.- 1963 : American Graffiti (Georges Lucas, 1973). on n’est plus dans la torpeur, le droit au plaisir surgit, il est pleinement assumé par la jeune génération.- 1973 : Licorice Pizza (Paul Thomas Andersen, film sorti en 2021) on passe à un autre plan où l’amitié individuelle (l’aimance) domine par rapport au reste du monde. Ce film pointe vers le monde à venir : le système institutionnel du plaisir ne les intéresse plus, il faut passer à autre chose. 
  6. Elles sont interdites par les parents de Jacy, et en outre inconcevables. ↩︎
  7. Duane ne réussit pas à la pénétrer du premier coup. La première fois, il est impuissant. ↩︎
  8. Lois a rejeté Sam, qui était pauvre à l’époque. ↩︎
  9. ÉLargi car l’échange entre sexes déborde les lieux consacrés, y compris bien sûr le mariage. ↩︎
  10. Dans la suite du film réalisée 33 ans plus tard par Peter Bogdanovich sous le titre Texasville, le marivaudage sexuel continue. Mais la qualité du film n’est pas la même : on passe de la tragédie réaliste au mélodrame comique.  ↩︎
  11. 1. Sonny et Charlene dans le camion (Charlene reproche à Sonny d’avoir l’air de s’ennuyer, et s’en va avant l’acte) ; 2. Sonny et Ruth dans un véritable lit (Ruth ne peut pas s’empêcher de pleurer). 3. Duane et Jacy au motel (Duane se révèle impuissant, elle se met en colère). 4. Jacy et l’amant de sa mère, sur le billard (comme si elle était crucifiée). 5. Sonny et Ruth (Jacy prétend qu’elle a passé l’âge de baiser en voiture). ↩︎
  12. Cette incapacité à jouir peut être rapprochée des échecs de l’équipe de football locale, qui perd toujours. On reproche aux joueurs de ne pas savoir plaquer – sans que les connotations sexuelles de ce mot soient clairement explicitées. Pour Sonny, plaquer est trop brutal. Les jeunes, incapables de se battre, sont méprisés par les générations plus âgées. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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