Athena (Romain Gavras, 2022)

Tenter de réunir des fraternités irréconciliables sans les contester de l’intérieur conduit à la paralysie, la tragédie, l’autodestruction

Il n’y a, dans ce quartier de banlieue, que des frères, tous sont frères : dealers, musulmans, jeunes en révolte ou simples habitants, tous se nomment ainsi, frères. Ces fraternités existent, par certains côtés elles sont effectives (tous dans le même quartier), mais elles sont aussi ambiguës car elles recouvrent autant de rivalités que de solidarités. Et il y a plus, voire pire, quand les tensions ont lieu dans la même famille1, entre frères biologiques. Ces frères qui sont plus frères que d’autres le sont aussi moins. Ils peuvent s’aimer2, mais se combattent ; ils ont la même mère, mais sont désunis. Ils étaient quatre plus une, une sœur – mais la sœur ne compte pas beaucoup dans le point de vue privilégié par le film3. Le récit commence après la disparition d’un des quatre, le plus jeune (Idir), tué soit par la police, soit par des nervis d’extrême-droite – mais le résultat est le même. On ignore quelle position il aurait choisi, mais ses trois frères sont aux antipodes les uns des autres : il y a le révolté absolu (Karim, le benjamin parmi ceux qui restent) ; le dealer brutal (Mokhtar, qui est aussi l’aîné) ; et le soldat engagé dans l’armée française (Abdel). Abdel est celui du milieu. Il est le plus sage, le plus raisonnable, le plus porté au compromis – et aussi le plus impuissant. 

Le côté tragédie grecque du film, revendiqué par le réalisateur, implique nécessairement la mort des quatre frères4. Il était écrit à l’avance qu’ils ne pouvaient pas se retrouver. S’il y a une thèse du film, c’est celle-là : un jeune des banlieues (comme on dit), est sommé de choisir entre des positions contradictoires, incompatibles entre elles. La neutralité étant impossible, il ne peut pas échapper à la guerre des frères. La fiction de fraternité, affirmée avec insistance dès le début du film, s’écroule. Elle n’est que le masque d’une violence imparable.

Abdel est le lieu du respect, il est le seul à être respecté par les deux camps, mais cette situation ne le renforce pas, au contraire. Il a voulu trancher, mais il porte en lui la souffrance liée à ce choix impossible. On le voit sur son visage, sur son corps, sur ses gestes. Sa force, sa virilité de militaire, s’exténue dans des tentatives inutiles d’apaisement. Il a choisi son camp, mais ce camp n’est pas le sien – il faudra qu’il paye jusqu’au bout, pour lui et pour ses frères. La fatalité présente dès le départ et qui s’impose à la fin, c’est qu’avec la mort d’Idir, la possibilité même d’un avenir a disparu. La promesse portée par la mère est brisée – et il n’y a ni père ni autorité pour la restaurer5. Pour le plus jeune, toutes les possibilités étaient encore ouvertes. Ce qu’il incarnait est anéanti. Karim subit cet anéantissement. Sa révolte concrétise un rejet absolu du deuil. N’ayant pas d’autre ressource qu’une violence qu’il déteste, il retourne contre lui le cocktail Molotov. Pris dans la même contradiction, Abdel se débarrasse de son frère Mokhtar qui avait déjà supprimé son propre avenir en s’enfermant dans la drogue et son commerce. Mais c’est trop pour lui, il ne peut pas aller plus loin. Paralysé, il renonce à s’extraire de l’explosion générale déclenchée par Sébastien.

La question se pose ici de savoir qui est exactement ce Sébastien6, le personnage le plus énigmatique du film. Au début, ce garçon qui s’occupe des jardins de la cité semble inoffensif, voire débile. On s’aperçoit plus tard que cette débilité apparente n’est que taqîya7 – une prudence partagée par Abdel8qui semble savoir exactement de quoi il s’agit. Expert en explosifs, Sébastien est capable de tout faire sauter. C’est ce qu’il fait. Il ne restera rien du foyer, du chez soi difficilement entretenu par la mère9. De cette « famille » (entre guillemets), rien ne survivra, sauf la fille10. Sébastien est l’agent de cette destruction ultime. Il est le frère de tous, et en même temps le frère de personne. Probablement converti, il a été adoubé dans la cité, mais aurait été incapable de mettre au point cet ultime embrasement sans une aide de l’extérieur. Quand tous les jeunes du quartier ont été arrêtés, c’est lui qui a le dernier mot.

Ce qui est détruit dans ce film, ce n’est pas seulement une cité, c’est la fraternité comme telle. Elle est le masque de solidarités formelles, impuissantes, vecteurs volontaires ou involontaires d’incompréhensions, de violences. En obligeant à choisir son camp, elle divise les fratries, allant jusqu’à transmuter les frères en cadavres qu’on pourra toujours, selon le camp auquel on appartient, glorifier ou mépriser. 

  1. Pour autant que ce mot-là soit le bon. Une mère suffit-elle, à elle seule, à faire famille ? ↩︎
  2. Sauf le dealer, qui n’aime personne d’autre que lui-même. ↩︎
  3. Dans le temps du récit, elle choisit le camp de Karim ; mais après, au-delà, elle comptera sans doute plus, car elle sera la seule survivante. ↩︎
  4. Comme il se doit dans la tragédie antique, les personnages sont caricaturés, ils n’ont pas de vraie profondeur psychologique. Ce ne sont pas des personnes, mais des types. ↩︎
  5. Plus personne pour bénir les frères, leur ouvrir un chemin.  ↩︎
  6. Le prénom Sébastien vient du mot grec « sebastos » qui a pour signification « vénéré ». Au IIIe siècle, Saint Sébastien était un officier dans l’armée de Dioclétien. En apprenant qu’il était chrétien, les soldats l’ont attaché nu à un arbre, se sont servi de lui comme d’une cible. Il est mort en 305 sous les flèches. On dit aujourd’hui que les Sébastiens sont persévérants et déterminés. Lorsqu’ils se fixent un objectif, ils se donnent les moyens de l’atteindre, quelles que soient les difficultés. Leurs proches et leurs familles savent qu’ils peuvent compter sur lui, car c’est une personne digne de confiance et altruiste.. ↩︎
  7. Le mot taqîya, parfois orthographié taqiyya ou takia, provient de l’arabe تقيّة (taqīyya) qui signifie « prudence » et « crainte ». Ce terme désigne une pratique de précaution connue dans le monde chiite et autorisée dans le sunnisme. Elle possède un fondement coranique, provenant notamment de la souriate 3:28, mais le mot en lui-même n’est pas mentionné dans le Coran. ↩︎
  8. Abdel participe à la prière. Il est militaire de carrière, mais aussi musulman pratiquant. ↩︎
  9. Il est significatif qu’à partir d’un certain moment, les fils ne lui répondent plus au téléphone ↩︎
  10. Il n’est pas surprenant, au temps de #metoo, qu’elle soit la seule à rester porteuse d’avenir. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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