Les larmes amères de Petra von Kant (Rainer W. Fassbinder, 1972)

Incapable de demander pardon, de renoncer à la perversion, elle choisit le vide, la déchéance, l’anéantissement

Tout se passe dans un intérieur intime et étouffant, comme si c’était l’intérieur de son corps, à elle. Sous une peinture charnelle1, gît une femme désincarnée et pourtant sensuelle (pas un mot dans ce film n’est pas sensuel). Tous sont serviles devant cette célèbre styliste de mode2 y compris elle-même, servile devant sa propre image3. Dans ce monde féminin de l’extrême – extrême maîtrise, extrême séduction, extrême force et extrême faiblesse, le lieu ne se dissocie pas de l’univers mental. Exhibitionniste et perverse, Petra s’identifie à son chez soi qui témoigne de sa réussite. Elle occupe le terrain, mais le film ouvre sur un autre personnage, plus énigmatique4, qui laisse brutalement passer la lumière d’une fenêtre : son assistante Marlène, servante, dessinatrice, esclave, secrétaire, masochiste, voyeuse, et quoi encore ? Marlène fait le travail de Petra et ne demande aucun salaire. Elle supporte toutes les humiliations et ne prononce jamais une parole. Par sa démarche froide, rigide, elle ressemble à une sorte de robot, un golem dont l’obéissance masque des potentialités, des virtualités inconnues. Les autres font semblant de vivre ; elle, elle vit intensément derrière son silence, derrière l’énigme de sa soumission5. Marlène est l’Autre, pur regard, pure écoute, figée comme le fantasme. Tant que son monde et celui de Petra ne communiquent pas, elle reste, mais à l’instant où Petra lui proposera une certaine forme d’égalité – ce qui serait pour elle la vraie soumission -, elle partira. Elle ne hait ni la perversion de Petra, ni sa faiblesse, à condition d’en rester dissociée, irréductiblement séparée. Son humilité apparente masque un orgueil sans limite.

Par l’intermédiaire de son amie-ennemie Sidonie, Petra rencontre Karin, jeune femme de 23 ans, aussi cynique qu’elle, qui lui raconte que son père a tué sa mère et s’est pendu. En se présentant comme orpheline – sans qu’on puisse savoir si c’est vrai – Karin laisse entendre qu’elle pourrait désirer une mère de substitution (ce qui n’est pas vrai). En racontant un fait divers horrible, elle se met à la hauteur de la perversion de Petra. Dans l’amour homosexuel à sens unique qui va s’instaurer, Petra fait de la Karin anonyme un mannequin célèbre, en échange de faveurs sentimentales et sexuelles. Karin accepte à condition d’être libre de sortir, de coucher avec qui elle veut. La dissymétrie qui existe entre Petra et Marlène se retrouve, inversée, entre Karin et Petra. Petra devient dépendante de Karin, mais Karin, comme Marlène, garde son autonomie. « On ne peut pas se peloter toute la journée » dit-elle, de plus en plus désagréable et méprisante à l’égard de sa protectrice, jusqu’au moment où, à la suite d’un appel téléphonique, elle décide de rejoindre son mari6. Alors Petra se laisser aller, plus rien ne freine la déchéance. Tout se passe comme si, abandonnée par Karin, elle n’avait plus de point de repère. Le jour de son anniversaire, elle craque. Elle ne supporte ni Sidonie, ni sa mère, ni sa fille Gabrielle, elle les injurie, se saoule, casse la vaisselle, déclare son amour pour Karin, menace de tout détruire, voudrait que tout disparaisse, désire dormir pour toujours, mourir. Les quatre femmes l’observent, silencieuses. Sidonie s’en va, Gaby s’endort, la mère et la fille peuvent parler. La mère parle du père mort, sur la tombe duquel quelqu’un a déposé des fleurs. Petra dit qu’en vérité elle n’aimait pas Karin, elle voulait seulement la posséder. Elle voudrait demander pardon7, mais à qui ? Elle s’est débarrassée depuis longtemps de tous les interlocuteurs8, et les interlocutrices qui restaient sont parties. Il n’y a ni Dieu ni Bacchus pour sauver son monde, et pas même un humain auquel s’adresser. Il ne lui reste que sa propre vacuité9. Calmée, elle dit adieu à Karin10, s’excuse auprès de Marlène qui voudrait lui baiser la main. Parle-moi de ta vie, dit-elle à Marlène. Mais la Petra souriante, apparemment (re)devenue normale, n’intéresse plus Marlène, qui pose sa valise devant elle, la remplit, et s’en va. Dans le noir, Petra va se coucher.

Ce film transgressif, violent, c’est aussi (et surtout) l’histoire d’une normalisation. Une petite fille qui déclare son amour à sa mère, une mère et une fille qui se réconcilient, une amante qui finit par rejoindre son mari légitime, une domestique humiliée qui se libère, une fausse amie qui se barre, la tombe du père enfin fleurie, une perverse qui demande pardon, que voulez-vous de mieux ? Tout se passe comme si Fassbinder lui-même avait mis en scène l’absolution pour ses excès – mais nous savons que ça n’est jamais arrivé. Il ne s’est confessé que dans et par le film, ce film-là. Les excès ont continué, mais il en reste, justement, un film. Depuis le fond du plan où elle est reléguée, Marlène ne cesse d’observer la scène11

  1. Il s’agit d’une reproduction agrandie du tableau de Nicolas Poussin Midas devant Bacchus (vers 1624-1630), où le roi Midas, agenouillé devant Bacchus, le remercie. Bacchus a accompli le vœu de Midas, qui a demandé que tout ce qu’il touche se transforme en or. Tout ce qu’il portait à ses lèvres se changeait en or, de sorte qu’il ne pouvait plus ni manger ni boire. Pour s’en libérer, Bacchus lui a conseillé de se baigner dans le fleuve Pactole, qui depuis lors a contenu des paillettes d’or. Le choix de ce tableau suggère que Petra est pétrifiée par sa réussite : elle ne peut plus ni manger ni boire. Karin – représentée dans le tableau par un personnage féminin en extase – sera son Bacchus, qui la délivrera de cette malédiction-là mais la laissera nue, sans monde. Cette « délivrance » est-elle une bénédiction ? On ne tranchera pas la question. ↩︎
  2. Il semble que Petra soit une grande bourgeoise, mais ses créations sont plutôt bas-de-gamme, bon marché, ce qui renvoie à la décoration kitsch de son appartement, aux couleurs criardes de ses tenues. ↩︎
  3. Il y a dans ce film une dimension autobiographique : Fassbinder est Petra, et pendant plus d’une décennie il a tourmenté Irm Hermann (Marlène). L’amour fou de Petra pour Karin ressemble à la passion qu’il a lui-même éprouvée pour Günther Kaufmann, qu’il a fait jouer dans 14 de ses films, puis pour El Hedi ben Salem, qu’il a fait jouer dans Tous les autres s’appellent Ali, un film sorti en 1974. ↩︎
  4. On apprendra à la fin du film que Petra ne connaît rien de Marlène. Pour tous, Marlène restera une énigme. ↩︎
  5. Elle pourrait se révolter mais n’en fait rien. Tout se passe comme si elle attendait son heure. ↩︎
  6. Il semble que Karin préfère le mari à la célébrité. ↩︎
  7. La mère vient de dire qu’elle retournait à l’église. Il y a dans la fin du film quelque chose de chrétien.  ↩︎
  8. Aucun homme n’est présent dans le film. Dans l’univers de Petra, il n’est question que de robes et de mode. Son père n’est évoqué (par sa mère) que depuis son tombeau, son commanditaire est un rat, son mari est une victime aussi consentante que méprisable, sa fille est amoureuse d’un garçon qui la fuit. Dans son remake du film de Fassbinder, Ozon recule devant cette dimension unisexe : Peter, son personnage masculin, a une amie, une mère, une fille. Fassbinder a spectralisé tous les hommes. En mélangeant les sexes, Ozon propose un univers tout différent.  ↩︎
  9. Dans le film de Fassbinder, il n’y a plus rien autour du lit, alors que dans le film d’Ozon, il reste une multitude d’objets. ↩︎
  10. Le film de Fassbinder se termine par le sourire de Petra, et celui d’Ozon par les pleurs de Peter. Petra ne fait rien, tandis que Peter peut encore voir l’image de son amant. Cela change complètement la signification du film. ↩︎
  11. En face du spectateur. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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