Solaris (Andreï Tarkovski, 1972)

Une allégorie de la traduction du monde en film ou du film en monde

Synopsis : 

Depuis sa découverte, la planète Solaris représente le plus grand mystère auquel l’humanité ait jamais été confrontée. La seule forme de vie qui s’y trouve est un océan de matière protoplasmique qui en recouvre toute la surface. Selon une théorie, cet océan serait une créature intelligente, un gigantesque cerveau à l’échelle de la planète. Malgré de nombreuses recherches, aucun contact avec cette créature n’a pu être établi. Après bien des années à explorer l’espace, les Terriens avaient enfin découvert une autre forme de vie intelligente mais aucune communication ne semble possible avec elle. La solaristique, la science qui étudie l’océan de Solaris, traverse une crise grave. La gigantesque station d’observation conçue à l’origine pour accueillir plus de quatre-vingt personnes n’héberge plus aujourd’hui qu’un contingent réduit de trois scientifiques et on envisage même de la fermer définitivement. Les choses en sont à ce point alors qu’arrive un étrange message envoyé par le docteur Gibbarian, l’un des scientifiques à bord de la station. Les autorités décident d’envoyer sur place le docteur Kris Kelvin, un psychologue célèbre pour ses recherches sur l’océan et un ancien élève de Gibbarian. Il devra découvrir ce qui se passe et définir s’il est nécessaire de maintenir la station en activité. Kelvin est un homme intelligent mais tourmenté, il se remet mal du suicide de sa femme Khari, il y a quelques années et dont il se sent responsable.

Le film commence sur terre. Kris Kelvin rend visite à ses parents dans la vieille maison familiale. Tous savent qu’il va partir et que probablement il ne reviendra pas. Dans une ambiance mélancolique, il revoit Burton, aujourd’hui discrédité après son dernier rapport sur Solaris. Mais nous savons déjà que Burton avait raison, les créatures qu’il voyait, matérialisation de ses souvenirs, n’étaient pas des hallucinations. Arrivé à bord de la station Solaris, Kelvin découvre que Gibbarian s’est suicidé et que les deux autres scientifiques, Snaut et Sartorius, présentent les symptômes d’un délire paranoïaque inquiétant. Il constate également la présence de personnes étrangères, que les deux autres scientifiques semblent vouloir cacher. Le matin de la première nuit qu’il passe à bord, il se réveille et découvre Khari, bien vivante devant lui. Il croit alors être devenu fou mais doit finalement se rendre à la conclusion que cette femme est réelle, tout comme les autres « visiteurs » qui hantent les membres de la station. Ils sont en fait des créations de l’océan de Solaris, et ont commencé à apparaître peu de temps après une expérience menée par les trois scientifiques afin d’obtenir une réaction de la part de l’océan. Kelvin entame une nouvelle relation avec la copie de la femme qu’il a autrefois aimée et qui ignore sa vraie nature. Celle-ci accepte son amour mais les choses ne sont pas aussi simples malgré tout, car Kelvin ne doit pas oublier qu’il n’est pas sur la Terre mais sur Solaris, et sur une planète où les souvenirs deviennent réalité, il vaut mieux ne pas trop vivre dans le passé, sous peine d’en demeurer prisonnier.

Analyse

On dit de ce film qu’il est philosophique, métaphysique, en miroir ou en réponse à 2001, Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick (1968). Mais il se pourrait que la tarte à la crème métaphysique ne soit qu’une apparence factice, une réponse adressée non pas au cinéaste anglais, mais aux censeurs. Andréï Tarkovski nous fait sentir ce déplacement dès la première image, quand Kris Kelvin, le personnage principal, regarde dans notre direction, qui est pour lui non pas du proche, mais du lointain – comme il le fait dans l’image ci-dessus, en compagnie de la réincarnation de son épouse morte, disparue, suicidée, Khari. Certes c’est lui, le personnage ou l’acteur, qui se trouve dans le film, et nous à l’extérieur. Evidence direz-vous, mais pas tant que ça. S’il appartenait pleinement au film, il ne nous regarderait pas droit dans les yeux. Nous venons de voir la scène de ses souvenirs d’enfance (ses souvenirs à lui), sa mère en hiver (la neige, les jeux), sa mère en été (froide, distante), puis au même endroit, dans la maison familiale, Khari avec les vêtements qu’elle porte aujourd’hui. C’est cette scène qu’ils sont en train de regarder, en regardant vers nous. Nous les voyons nous regarder, comme si nous étions leurs souvenirs. En tant que personnages, ils nous introduisent dans leur histoire, ils nous font savoir que, eux, qui sont dans la boîte, peuvent nous transformer en leurs souvenirs. Cette façon étrange de regarder, à la fois dubitative et culpabilisante, nous laisse dans l’incertitude. Nous sommes ses souvenirs, ce qui ne l’empêchera pas de dire dans la scène suivante qu’elle n’a aucun souvenir. Quelle est notre place? Il se pourrait que nous ne soyons plus rien, ou rien d’autre que des hallucinations. A la fin du film, on verra que Kris reste enfermé, probablement pour toujours, dans cette station spatiale en forme de bobine posée sur un océan de pensée. Notre sort n’est guère différent : nous aussi, en tant que spectateurs, sommes enfermés dans la prison fantasmatico-politique du film. En sortant de la salle, en revenant dans le monde contemporain des écrans, sommes-nous vraiment sûrs d’avoir échappé à cette malédiction ?

Reprenons à partir du début. Au moment où, avant son départ, Kris s’imprègne de la nature, du lac, des fleurs et des chardons, il se tourne vers nous. Que voit-il en regardant dans notre direction? Le paysage qui bientôt se transformera pour lui en souvenir. Puis il nous tourne le dos et marche dans les herbes. C’est un étang, un petit lac, peut-être artificiel, une maison de bois qui ressemble à une miniature agrandie. Tout cela n’est pas très crédible. On saura plus tard qu’il se promène pour la dernière fois sur les lieux de son enfance. A chaque fois qu’il jette un coup d’oeil vers nous, nous qui sommes théoriquement des figures du lointain, il nous entraîne dans la proximité de ses souvenirs. Comme dans le reste du film, son regard inverse la perspective : il est l’œil de l’observateur, et nous sommes le point de fuite, dans le plan du tableau. 

Puis vient, dans la petite télévision des années 60, le film dans le film où l’autre astronaute, Burton, raconte sans être cru comment ses hallucinations se concrétisaient sur Solaris, la querelle qui oppose Burton à Kris (comme si Kris ne savait pas, lui aussi, que Burton dit vrai), la colère de Burton, son départ suivi d’une étonnante séquence d’une longueur inusitée (5 minutes) où Burton, qui ne conduit pas, roule sur une autoroute. La voiture roule à gauche et les inscriptions sont en japonais. Que vient faire dans le film cette séquence quasiment hors-champ ? Elle nous montre une modernité aussi dépaysante que la station spatiale, sans lieu ni destination. Kris brûle ses papiers personnels, il fait disparaître l’archive de ses souvenirs, tandis que ses parents l’observent, dans une ambiance de deuil.

Le voici dans la station. Contre l’avis de Burton, on a bombardé l’océan de rayons dangereux. Celui-ci a répondu en transformant les souvenirs en matière corporelle. Ces corps sont réels, suffisamment substantiels pour qu’on puisse s’y attacher, y croire, les aimer, mais ce ne sont pas de vrais corps. Kris le sait depuis le départ, mais il ne résiste pas. On devine que s’il a accepté la mission sur Solaris, c’est aussi pour se trouver à nouveau dans la proximité de Khari, pour l’entendre, la toucher et peut-être lui demander pardon. Mais il ne sait plus qui trompe qui, si c’est elle qui le trompe ou lui qui ne s’adresse qu’à lui-même.

Il n’y a pas de porte de sortie. Le personnage Kris ne s’extraira jamais de sa bobine. Il recommencera toujours la même histoire, comme dans le récit d’Adolfo Bioy Casares, L’invention de Morel, deux fois mis en film par Claude-Jean Bonnardot en 1967 et par Emidio Greco en 1974. C’est là que le film devient politique : un régime figé, circulaire, sans avenir, ne vous laisse aucune liberté. Il vous oblige à contribuer à ses souvenirs, ses fantasmes. Dès 1972, Tarkovski montrait par l’inversion de la perspective que l’ère des écrans avait commencé. Il suffit que l’autre vous regarde, et c’est dans ses souvenirs à lui que vous habitez. Nous savons désormais, par expérience directe, que le monde et le cinéma ne se distinguent plus.

Vues : 15

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

Vous aimerez aussi...

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *