« Tout va bien » (Jean-Luc Godard, 1972)
Il n’y a pas de cinéma sans argent, mais il ne peut y avoir de cinéma que s’il l’excède
Le film s’ouvre sur une série de chèques à signer pour réaliser un film (pour les acteurs, les techniciens, le labo, etc.). La voix off explique qu’il faut de l’argent et que pour avoir de l’argent, il faut des stars. Le film nous montre alors Yves Montand (Lui) et Jane Fonda (Elle, Suzanne) et explique que ces deux personnages sont en couple. Le couple se rend dans une usine de charcuterie industrielle, sans savoir qu’elle est occupée par ses ouvriers. Ils se retrouvent séquestrés avec le patron. Suzanne est journaliste pour une radio américaine, elle devait interviewer le patron. Celui-ci lui explique qu’un « petit débrayage » était prévu par la CGT, mais que des ouvriers extérieurs à ce syndicat ont pris le pouvoir et bloqué totalement l’usine. Par la suite, Suzanne interroge ces ouvriers qui expliquent combien les conditions de travail et les rapports de classe sont durs dans l’usine.
Une fois sortis de l’usine, Suzanne essaye de faire un sujet sur cette occupation mais n’y arrive pas. Elle explique, face caméra, qu’elle était journaliste culturelle avant mai 68 mais qu’elle est passée à des sujets plus sociaux après les événements, ce qui lui convient mieux. Mais ce qui est difficile pour elle c’est que, dans la radio américaine pour laquelle elle travaille, tous les textes semblent dits par la même voix, et que cette voix ne convient pas pour raconter ce qu’elle a vu dans l’usine. Lui reprend son travail. Il explique qu’il était cinéaste, mais, après mai 68, il s’est rendu compte qu’on ne pouvait plus faire de films comme avant, c’est-à-dire comme si mai 68 n’avait pas existé. Confronté à cette impossibilité, il a décidé pour gagner sa vie de devenir réalisateur de films publicitaires. On le voit réaliser un film pour les collants Dim.
A la fin du film, tout se délite. Les ouvriers sont réprimés par les CRS, le couple se défait, Suzanne décide de rentrer aux USA, et Lui ne sait pas quoi faire, il lui est impossible de continuer ce travail. Que s’est-il passé entre mai 68 et mai 72 ? Il semble que le discours gauchiste soit arrivé à une sorte d’impasse, et qu’aucun autre discours digne de crédit ne l’ait remplacé. Dans son livre Le supermarché du visible, Essai d’iconologie, Peter Szendy mentionne la séquence qui, après le générique, commence par deux voix off, masculine (« J’veux faire un film ») et féminine (« Pour faire un film, faut d’l’argent »), avant d’aligner une série de chèques correspondant à tous les corps de métier nécessaires à la fabrique du film. Il rapproche cette séquence d’une phrase de Gilles Deleuze : « L’argent est l’envers de toutes les images que le cinéma montre et monte à l’endroit »1. Le film entre dans un système d’échange, une ou plusieurs économies qui ne sont pas seulement financières, mais impliquent aussi les corps, les images, les sensations, les désirs, etc. Le film Tout va bien va encore plus loin dans cette direction puisqu’il a lieu dans une usine occupée, où les conditions de travail et les revendications des ouvriers sont au cœur de l’histoire (on parle d’exploiter un film, comme on exploite des ouvriers).
C’est ici que le choix du détail est déterminant. Peter Szendy choisit de privilégier le moment du film où l’argent est montré. Mais s’il avait choisi, par exemple, celui où les clients du supermarché sortent sans payer (une séquence qui d’ailleurs a quelque chose d’exceptionnel, dont on voit mal comment elle se rattache au principal récit du film), ou bien celui où un ouvrier empêche le patron d’aller pisser, il aurait privilégié le moment où la question de l’argent est délaissée, dépassée, abandonnée, débordée par d’autres questions. Or l’occupation de l’usine, dans ce film, a quelque chose de gratuit. Les ouvriers savent qu’ils n’obtiendront rien. Ce qu’ils veulent, c’est faire des trucs nouveaux, rompre le quotidien du travail répétitif et des petits chefs. Ils frôlent le pire (détruire les dossiers, c’est-à-dire les moyens de production) sans nécessairement s’attendre à un « mieux ».
Pour que le film intéresse le public, il aura fallu, aussi, des stars (Jane Fonda, Yves Montand) – dont on devine qu’elles prêtent leur nom et leur notoriété sans recevoir en retour de rémunération notable. Leur petite histoire de couple ne présente aucun intérêt, il faut juste qu’ils soient présents pour le glamour, et aussi pour le contraste. Ce qui arrive les dépasse, les déborde, les excède, pas seulement en tant que personnages qui avouent leur désarroi, mais aussi en tant que stars qui semblent gênées d’être là. Ils n’ont pas seulement pour fonction de faciliter le financement du film, ils doivent par leur présence soutenir a contrario la question de la gratuité. La journaliste n’est pas journaliste, et le cinéaste n’est pas cinéaste. Occuper l’usine, humilier le patron, danser dans le bureau des secrétaires, voilà qui compte plus que le récit de la pénibilité du travail, que n’importe quel syndicaliste pourrait raconter à n’importe quel journaliste (ce qui n’apprendra rien, ni à l’un, ni à l’autre, ni au spectateur).
Il est donc question d’un moment singulier, qui n’est pas nommé autrement que par le titre du film, Tout va bien. Dans ce moment critique, improbable et transitoire, où rien ne va plus, tout va pour le mieux. Ce n’est pas une anti-phrase, c’est un constat.
- p104 du livre de Gilles Deleuze, L’image-temps. ↩︎