Showgirls (Paul Verhoeven, 1995)

Sexe et pouvoir, à l’état nu, exhibent sans fard leur complicité.

Nomi Malone1 est son surnom. En fait, elle s’appelle Betsy, et son père a tué sa mère. Donc elle part en autostop vers Las Vegas après avoir pas mal galéré, y compris fait le tapin, de temps en temps, pour vivre; mais ce n’est pas une pute. Elle veut faire carrière dans la danse, c’est tout. Pour danser à la façon de Las Vegas, elle est douée. Elle danse comme on fait l’amour. Ou plutôt : pour elle, danser, c’est faire l’amour. Quant à l’amour, on ignore ce qu’elle en pense; apparemment, ce n’est pas ce qu’elle cherche. Donc, elle se fait voler sa valise, est recueillie par une autre jeune femme, va d’abord dans une boîte de strip, puis se fait engager dans un grand show donné au casino Stardust, Goddess, où elle monte jusqu’au sommet, non sans pousser sa rivale dans l’escalier. Ainsi ce milieu est-il dénoncé, abondamment (pour la morale). On montre en passant des tas de corps féminins (pour le plaisir), on en montre tellement que c’en est presque gênant; mais finalement, comme tous ceux qui participent à ce spectacle, on s’habitue au jeu du topless.

C’est un film qui montre la place du sexe dans le système patriarcal : pas vraiment un lieu de plaisir, mais le lieu d’un contrat, d’une transaction. Elle couche avec le patron, elle pousse sa rivale, les deux démarches sont indissociables, elles sont nouées à la question du pouvoir. Il y a beaucoup de corps exhibés dans ce film, mais peu de sexe. Le sexe comme tel est dansé, suggéré, mais finalement évacué au profit du lien social. Les femmes nues sont abstraites, à peine sensuelles, et quand le sexe arrive, c’est avec une extrême brutalité : le viol de Molly. Ce viol est le coeur du film, son symbole. Pendant que Betty, dite Nomi Malone, fait des mamours avec son patron, les petites femmes naïves se font baiser et même pire : elles sont anéanties, détruites. Betty réussit à échapper au viol, mais c’est une piètre victoire. Le film est circulaire, il finit comme il commence, par la circulation de l’argent.

Ce qui rend le film passionnant n’est pas ce qu’il dévoile (on le connaît déjà), c’est le rejet violent dont il a fait l’objet à sa sortie. Le plus nanar des nanars, le film le plus nul de la décennie disait-on, un film sans contenu, mal scénarisé, mal joué et mal mis en scène, un film obscène et vide. Bien entendu tous ces adjectifs renvoient à la vérité qu’il porte en lui : Showgirls, c’est Las Vegas, c’est l’Amérique. Pour ce qui me concerne, je l’ai vu en 1996, et selon les notes que j’avais prises à cette époque, je l’ai détesté comme tout le monde. Je l’ai revu en 2021, et 25 ans plus tard, je réagis comme tout le monde, je trouve qu’il a la grandeur d’un film-culte. Ce qu’il met à nu n’est pas le corps des femmes, c’est le male gaze dans toutes ses composantes. Ce film sans nuance, sans excuse, sans alibi, sans autre justification que le pur désir scopique (masculin), dénonce le pouvoir sur lequel il repose, il se dénonce lui-même.

En 2024, Marlène Saldana et Jonathan Drillet ont conçu un spectacle intitulé Showgirl, au singulier, où Mariène Saldana chante en jouant tous les rôles : Nomi Malone la danseuse, Jack Carey le directeur du Stardust, Tony Moss le chorégraphe et humiliateur en chef, Molly Abrams sa copine qui se fait violer et même Andrew Carver le violeur. Sous le glamour, la souffrance et l’obscénité font surface de la manière la plus crue. La toute-puissance masculine est ridiculisée, vilipendée, sous la forme d’un vaste phallus lumineux qui se balance dans l’espace au gré des caprices de la performeuse – mais elle reste omniprésente. Marlène Saldana n’a pas peur de montrer ses gros seins et son embonpoint. Elle révèle l’obscénité qui se cache sous la beauté des jeunes corps, l’obligation de manoeuvrer, trahir, user de son corps. En riant elle dénonce, en parodiant elle se venge, en s’exhibant elle prend tous les risques. Le résultat est un spectacle aussi drôle que triste, aussi kitsch qu’esthétique, où la complicité entre sexe et pouvoir montre sa face grotesque, misérable et fière. Comme tous les films de Verhoeven, Showgirls est très déplaisant : il s’agit d’apprendre à survivre dans un monde peuplé d’ordures disait Jacques Rivette2. On peut en dire autant de Showgirl – une pièce de théâtre qui redouble le film, sans aller au-delà.

  1. Interprétée par Elizabeth Berkley, 22 ans, qui sera mise au ban d’Hollywood après cette participation au film – alors que dans le film, après ses aventures à Las Vegas, elle se dirige vers Hollywood. ↩︎
  2. Les Inrockuptibles, 1998. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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