Pas de Printemps pour Marnie (Alfred Hitchcock, 1964)

Comment s’emparer d’une femme, la posséder par son secret, la garder par sa guérison – et surtout dérober son monde

Margaret Edgar, surnommée Marnie, jeune femme séduisante interprétée par l’actrice Tippi Hedren, est employée sous un faux nom par un patron qu’elle déteste et qui a probablement tenté d’abuser d’elle, Sidney Strutt. Elle acquiert sa confiance avant de vider son coffre-fort et de disparaître, puis revient à Baltimore chez sa mère. Elle vole pour vivre et aussi pour faire des cadeaux à cette mère qui ne semble pas l’aimer. Sous un autre faux nom, elle se fait embaucher par un riche homme d’affaires, Mark Rutland1, sans savoir que celui-ci est au courant du vol. Intrigué par son comportement et attiré par sa beauté, Mark décide de l’embaucher comme secrétaire-comptable contre l’avis du chef du personnel. Témoin de sa peur panique du rouge, du blanc et de l’orage, il guette un faux pas, cherche à mieux la connaître et tente de la séduire.

Un jour, la jeune femme vide le coffre et s’enfuit malgré la présence de la femme de ménage. Mark attendait ce moment avec impatience. Il remplace le contenu du coffre et lui laisse le choix : soit il la dénonce à la police, soit elle accepte de se marier avec lui. Le voyage de noces sur un navire désert est un cauchemar : Marnie se refuse à son mari et tente de se suicider après qu’il l’ait prise de force. Après leur retour à Philadelphie, comme s’il avait voulu se faire pardonner le viol, Mark change d’attitude. Il tente de comprendre la maladie de son épouse et de connaître son passé, avec l’aide d’un détective privé et celle de sa belle-sœur, Lil, qui est amoureuse de lui et fait tout pour déstabiliser Marnie, allant jusqu’à inviter Strutt lors d’une réception.

Mark fait venir dans la propriété familiale le seul amour de Marnie, un splendide cheval nommé Forio. Au cours d’une chasse à courre, Marnie est prise d’une panique incontrôlée à la vue d’un vêtement rouge. Elle fait une chute et doit abattre son cheval blessé. Déstabilisée, elle est reprise par sa kleptomanie et tente de dérober le contenu du coffre fort de son mari. Celui-ci l’intercepte, la reconduit chez sa mère et réussit à reconstituer la scène traumatique : quand elle avait cinq ans, Marnie a tué un client de sa mère, prostituée, à coups de tisonnier. Dans sa chute, le marin a cassé la jambe de sa mère. Celle-ci, devant les juges, a pris sur elle le meurtre. Après cette révélation, Marnie semble soulagée et pourrait peut-être accepter son mariage. Mais la toute dernière scène du film où, dans un décor peint, quatre petites filles s’arrêtent brusquement de jouer pour la fixer, sans sourire, montre que la dette n’est pas soldée. Il se pourrait qu’à un fantasme se soit substitué un autre fantasme.

Comme dans La maison du docteur Edwardes, l’amoureux prend la place du psychanalyste. Le contre-transfert précède ici le transfert, de même que le cinéaste précède le film. Il faut aimer ses actrices pour exhiber leur faiblesse, leur intimité et leurs secrets. Il faut être pervers pour les forcer à céder à l’exigence intellectuelle et sexuelle du cinépsychanalyste mâle. Le kleptomane est ici l’homme qui vole à la femme son passé pour mieux la maîtriser, la posséder. On a dit que, pour Mark, Marnie n’était pas une femme, mais un fauve à dompter. Il ne supporte pas en elle sa souveraineté (sa frigidité). Tant qu’elle vole, elle conserve son statut d’exception, elle est inaccessible. Sa peur du tonnerre, du rouge et du blanc, est la marque de cette souveraineté et l’analyse sauvage une réponse bestiale à cette solitude splendide. La situation semble inversée à la fin du film : le double d’Hitchcock Mark Ruthland récupère tout : la jolie femme, l’argent, le savoir et la dignité. Mais les apparences sont parfois trompeuses.

Voici ce que Wikipedia raconte sur les avances sexuelles de Hitchcock qui, un jour, avait raconté un de ses rêves à Tippi Hedren : Hedren repousse ces avances d’un «Mais c’était un rêve Hitch, rien qu’un rêve». Hitchcock n’en démord pas : il tente de convaincre Universal Pictures que la prestation de l’actrice mériterait de lancer une campagne pour les Oscars, se confie à de plus en plus de personnes, et engage des comparses pour épier l’actrice, essayer de comprendre pourquoi celle-ci le repousse. Pour cerner sa personnalité, il va jusqu’à envoyer à un graphologue un échantillon de sa signature ! Si le cinéma d’Hitchcock a souvent été l’expression des fantasmes du metteur en scène, il semble que pour la première fois, l’art ne suffise plus à contenir ses désirs. Face à cette situation, Hedren, qui doit épouser son agent peu de temps après, a du mal à supporter la pression. L’équipe essaye pourtant de jongler au mieux pour éviter les conflits ouverts… Jusqu’au point de non retour un après-midi où Hitchcock fait dans la loge de l’actrice des avances sexuelles qu’elle repousse violemment. À partir de ce moment, c’est la haine qui s’empare d’Hitchcock, menaçant Hedren de baisser son salaire, de la ruiner, de briser la carrière qu’il lui avait créée (ce à quoi il arrivera en quelque sorte). L’ambiance est de plus en plus épouvantable. Hitchcock ne s’adresse plus directement à l’actrice (qu’il appelle « cette fille là ») et utilise des intermédiaires. C’est alors que selon certaines sources, Hitchcock se serait totalement désintéressé du film.

Lors du dernier vol, la main de Marnie s’arrête. Son inhibition n’est plus seulement sexuelle, elle porte aussi sur l’argent. Elle ne peut plus toucher ni au McGuffin du film qui symbolisait autrefois sa toute-puissance, ni à cet autre animal suprêmement indépendant, son cheval Forio, qu’elle a dû elle-même abattre lors d’une chasse à courre. Cette double renonciation marque la victoire de Mark Ruthland, et en même temps l’échec d’Alfred Hitchcock dont Pas de printemps pour Marnie est le dernier grand film. Wikipedia : Pas de printemps pour Marnie marqua la fin d’une époque. Plusieurs des fidèles collaborateurs d’Hitchcock participèrent pour la dernière fois à un de ses films. Le directeur de la photographie Robert Burks mourut peu après dans l’incendie de sa maison. Le grand monteur George Tomasini disparut également, victime d’une crise cardiaque. Hitchcock devait bientôt refuser le travail de Bernard Herrmann pour Le Rideau Déchiré, mettant fin à une longue collaboration. Le réalisateur dut également se passer de ‘Tippi’ Hedren, qui refusa toutes nouvelles offres de retravailler avec lui, dont le projet inachevé Mary Rose, qu’avait écrit Jay Presson Allen.

Il y a dans le personnage de Mark Ruthland une combinaison étrange de générosité et de perversion. Son amour de Marnie est sincère, il ne joue pas la comédie, mais c’est aussi un amour contradictoire et multiple. Il l’a d’abord aimée en tant que voleuse, pour ce qu’elle avait réussi à faire. Sa kleptomanie le fascine, et en même temps c’est le moyen qu’il a trouvé pour la dominer en tant qu’homme riche, ne peut-on dire qu’il est lui aussi, d’une certaine façon, un voleur ? Il l’aime pour sa souffrance, pour le mystère, l’altérité, l’inconnu qui opère en elle et dont il cherche les clefs dans les livres. En tant qu’analyste amateur, il voudrait connaître son secret mais aussi le préserver pour continuer à l’aimer. Il y a en lui un véritable intérêt pour l’autre, mais cet intérêt est au service du logos. La gentillesse qui reste en lui bute sur la nécessité d’un viol physique et mental. 

Cela conduit à une interprétation plus générale, disons plus philosophique, de ce film. Jacques Derrida retient, dans ses derniers livres, un vers de Paul Celan : Le monde est parti, il faut que je te porte. Quand le monde s’écroule, il s’agit de laisser une place à l’autre dans son monde. Mark fait exactement l’inverse. Il ne cherche pas à porter le monde de Marnie, mais à le détruire. Die Welt ist fort lui dit-il, ton monde est parti, il ne te reste que le mien. Tu dois renoncer à ce qui a été jusque là ta personnalité, ta singularité. Il se saisit de ce fauve dompté, il la prend, il la récupère. Il veut maîtriser son monde à elle pour l’en débarrasser et y substituer son monde à lui. Tous les moyens sont bons pour arriver à cela, tous les forçages sont légitimes.

Est-il pour autant un mauvais analyste ? N’est-il pas au contraire, typiquement, le genre de psychanalyste anglo-saxon dont Lacan critiquait la pratique au début des années 1960 ? Il croit avoir découvert la cause réelle de la maladie de Marnie et celle-ci le croit elle aussi. Il croit avoir renforcé ses défenses, son moi. Puisque Marnie est résignée, sur le point d’accepter un mariage qu’elle n’a jamais demandé, il est inutile de prolonger l’analyse, on peut s’arrêter là. Bien sûr au sens où on l’entendrait aujourd’hui, l’analyse est loin d’être terminée; mais tant pis. La guérison de Marnie est une tromperie mais une tromperie légitime, une tromperie socialement acceptable. On pourra fournir aux juges le récit rassurant d’une petite fille martyrisée. Elle devra probablement compenser les vols (avec l’argent de Mark), mais elle n’ira pas en prison.

Le cinéma d’Hitchcock se situe au cœur de cette ambiguité. D’un côté, il est pédagogique, démonstratif, il montre comment la psychanalyse fonctionne. Mais d’un autre côté, en soulignant la perversion de l’analyste, il la dénonce vigoureusement et même violemment. Faire le bien n’est pas toujours vertueux; on peut le faire par intérêt ou par sadisme. Comme il se doit, le Feel-Good Movie se termine par une scène larmoyante et débouche sur le mariage de l’héroïne. Mais il s’agit d’Hitchcock, et Hitchcock ajoute toujours quelque chose en plus qui vient balayer ce qui a été dit. C’est ici la toute dernière scène où des petites filles pas dupes regardent avec insistance Marnie sortant de la maison de sa mère. Non, tu n’en as pas fini avec la culpabilité font-elles savoir, la preuve : tu vas te ranger, te marier, devenir « normale ». Comme l’indique le titre en français du film (et du livre), Pas de printemps pour Marnie, cette scène n’ouvre pas sur la vie. C’est un tableau peint, statique, un fantasme dans le fantasme, une clôture qui risque de l’enfermer définitivement dans ce trauma reconstitué. Son monde est parti, mais nul ne la porte, elle reste absolument seule.

  1. Interprété par Sean Connery. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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