Mariken van Nieumeghen (Jos Stelling, 1974)

Plus la transgression est excessive, et plus elle reconduit le cycle de la dette

Ce film a deux centres : la scène de viol et la scène de bûcher. Autour de ces deux centres, il est circulaire. Il part d’où il commence : le cycle de la transgression, de la culpabilité et du châtiment. Par ce choix, le réalisateur s’éloigne du récit dont la première publication date de 1515, qui a été traduit en latin, allemand, anglais, français, norvégien et même arabe ou afrikaans, transposé, transformé, y compris sous la forme d’un opéra en 1923. Dans ce récit, Mariken (ou Marieke) est une belle orpheline qui vit chez son oncle Gijsbrecht, un homme très pieux. Un soir, Mariken se perd en allant au marché. Elle cherche refuge chez sa tante qui l’accuse de prostitution et d’alcoolisme. Obligée de dormir dehors, elle rencontre Moenen, un démon borgne qui est aussi le maître des arts. Il lui propose un marché : si elle vient vivre avec lui à Anvers, il lui enseignera les sept arts – grammaire, rhétorique, logique, arithmétique, géométrie, musique et alchimie. Elle accepte. Au bout de sept ans, Mariken a le mal du pays. Elle s’enfuit. Moenen veut la tuer, mais Dieu la protège car elle est repentante. Elle retrouve Gijsbrecht et part pour Rome avec lui. Le pape dispose sur son cou et ses bras trois anneaux de métal. Si les anneaux tombent, elle sera pardonnée. Au bout de 24 ans dans un monastère, un ange vient et défait les anneaux : elle obtient le salut.

Jos Stelling raconte une toute autre histoire. Mariken doit fuir son village où règne la peste car elle est accusée d’avoir provoqué l’épidémie par ses liens avec le diable. Seule une femme appelée Berthe, qui finira sur le bûcher, la protège. Dans une ambiance chaotique, médiévalo-orgiaque-apocalyptique, elle est sauvée par Moenen. Magicien, sorcier, voleur, il réussit à dresser les gens les uns contre les autres en restant lui-même un pôle de stabilité dans cet univers en mouvement perpétuel. Amoureux d’elle autant que du diable, il lui transmet une certaine sagesse, dont elle se servira pour lui échapper. Pour la punir de ses velléités d’indépendance, il la fait violer par des jeunes gens. C’est elle qui se vengera elle-même d’un coup de hâche, et y puisera peut-être une force nouvelle. A la fin du récit, elle ne va pas à Rome mais revient dans son village où l’histoire semble recommencer à zéro. Pas de salut pour Mariken, mais pas non plus de repentir. Il n’y a pas d’échappée possible, il faut toujours revivre le même drame. 

Ce film porte la trace de ses conditions de réalisation. Il a fallu cinq ans de préparation et presque deux ans de tournage pour le réaliser, avec des centaines d’amateurs réunis dans la petite ville de Buren chaque week-end. Dans une ambiance post-soixante-huitarde où se mêlaient l’alcool et le sexe, l’intention du réalisateur n’est plus séparable des actions spontanées des acteurs. Jos Stelling a accumulé une telle quantité de prises de vues que la première version du film durait trois heures. Sans l’insistance des producteurs qui ont éliminé les scènes de débauche les plus excessives, le récit, ramené à 80 minutes, aurait été encore plus confus. Mais le détail de l’histoire n’est pas l’essentiel. Pourquoi Moenen revient-il dans la ville? Pourquoi, dès le début, Mariken était-elle déjà allée à Anvers ? Qui est Berthe, accusée d’avoir vendu Mariken à Moenen, et qui pourtant la défend ? Pourquoi Mariken déclare-t-elle dès le début qu’elle veut vivre, et tout refaire ? Les autres meurent, elle est une exception à la mort, elle survivra à tout. C’est par elle, par sa transgression, que tout recommence (la peste, mais aussi la vie). En elle, le mort et le vivant se confondent. Le chef des comédiens, des acteurs (Moenen, qui est aussi Jos Stelling) fait semblant de contrôler ce qui arrive, mais il n’a aucune infuence. Son oeil restant (l’oeil du mal) est aussi le regard de Dieu. S’il choisit Mariken, c’est parce qu’elle est déjà choisie. 

On peut comparer ce film à une autre histoire de jeune vierge, Mother! de Darren Aronovski. Dans les deux cas, la naïveté de la jeune femme est mise au service d’une thématique chrétienne. Il est impossible de sortir du cycle transgression – culpabilité – châtiment. Toutes deux suivent les traces d’un démon, et ni leur bonne volonté, ni leur regret, ni leur désir de faire marche arrière, ne peuvent y faire obstacle.

Vues : 6

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

Vous aimerez aussi...

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *