Ashkal, l’enquête de Tunis (Youssef Chebbi, 2022)

Je dois m’immoler par le feu, j’y suis poussé, incité sans but, sans raison, justification ni condition

Deux enquêteurs devant un cadavre, ça commence comme un film de genre, un film policier. On a trouvé le corps calciné d’un homme, c’est la seule certitude. Il est possible qu’il se soit immolé volontairement, mais ce n’est pas sûr. Personne n’avait remarqué, chez lui, de tendance au suicide. En tout cas l’entourage n’y croit pas, il n’y a pas de raison, l’homme était tranquille, croyant, ni politisé ni déprimé. Selon Batal1, l’enquêteur le plus âgé, si son geste avait été politique, il aurait choisi un lieu plus exposé, au centre-ville, mais il est resté là, dans l’immeuble vaguement en ruine, mi luxueux, mi inachevé, dont il était le gardien, dans la zone connue sous le nom de Quartier des jardins de Carthage. Fatma2, l’autre enquêtrice (plus jeune), suppose que l’homme a été manipulé. Par qui ? Dans quel but ? Des questions qui ne vont pas cesser de l’obséder. Fille d’un avocat qui participe à la commission Vérité et Réhabilitation inspirée par l’instance Vérité et Dignité créée en 2013, au sortir de la dictature, pour « lutter contre la corruption policière de 1955 à 2013 et obtenir justice pour les victimes de torture d’État »3, Fatma est plutôt mal vue par les entrepreneurs locaux, les fonctionnaires et aussi les policiers. Un dénommé Bouhlel refuse de lui adresser la parole, il préférerait enterrer l’affaire, Fatma ne cède pas. Son devoir est de trouver une explication.

Le quartier des jardins de Carthage a été pensé à l’époque de l’ancien régime Ben Ali. Il était destiné aux gens aisés, aux copains4. Les travaux ont commencé vers 2005 et se sont arrêtés pendant la révolution tunisienne, peu après l’immolation de Mohammed Bouazizi (17 décembre 2010). À la fois inachevé et en ruines, majestueux et mélancolique, ce quartier évoque la situation politique du pays. On a parlé, en 2011, de Révolution de jasmin5, mais c’était aussi, avec l’épidémie de suicides par le feu qui ne s’est jamais interrompue6 (une centaine chaque année), la révolution des crémations7. Fluctuante avec le temps, la pratique est restée8 ainsi que la signification du geste : réquisitoire politique et prise de pouvoir9. C’est le même mot, harka, qui est utilisé par les Tunisiens pour prendre le bateau (émigrer) ou s’immoler10. Dans l’un et l’autre cas, il s’agit d’une terrible douleur, une brûlure.

On peut lire le film comme une allégorie du destin politique de la Tunisie. Alors qu’habituellement les suicides peuvent s’expliquer par la faiblesse ou le désespoir des individus concernées, ils semblent dans le film s’étendre, se généraliser, se diffuser entre des personnes apparemment sans lien entre elles, très différentes les unes des autres. Le modus operandi, toujours le même, est étrange : les corps nus se consument directement, sans essence11 ni briquet. On retrouve dans les téléphones les mêmes vidéos, dans lesquelles le feu se déclenche tout seul, ou mu par une main ou une force extérieure, invisible, illocalisable. Au lieu de se débattre sous l’effet de la douleur, les corps incandescents restent immobiles, passifs. 

Pour tenter d’expliquer cette étrange épidémie d’auto-immolations, Fatma accumule les données : photos, vidéos, témoignages, visites sur le terrain à toute heure du jour et de la nuit12. Elle finit par découvrir que les vidéos sont envoyées par un téléphone unique, celui d’un homme aux mains brûlées, un suspect qui déambule la nuit, prie à la mosquée près de Batal, et incite les gens à passer à l’acte. Anonyme, le visage défiguré dissimulé par une capuche, il se cache dans un immeuble vide, inachevé, du quartier des jardins de Carthage. Qui est-il ? S’il est emporté dans le feu, il n’est pas réduit en cendres, il survit13, se rétablit, réitère ses actes, se montre capable d’inciter d’autres personnes à l’auto-crémation. Jeune homme en jogging, hypnotiseur, figure muette de terroriste, figure morale révolutionnaire altruiste ou criminelle, figure réactionnaire manipulatrice, anarchiste ou bien tête en feu inspirée de certaines images associées au prophète Muhammad14, ce personnage sans voix ni visage reste énigmatique. Les immolations continuant après son arrestation, il échappe à toute condamnation comme à toute récupération. Plus qu’une personne, un humain, il est un lieu où se croisent la violence et la paix, le bien et le mal.

Les photographies occupent une place centrale dans le film. Le pouvoir s’en méfie car une photo parle trop, elle en dit trop. Elle fournit des détails, des indices. Il faut s’en débarrasser, en faire des autodafés comme on le fait avec les corps. Ceux qui détiennent un savoir, les sources indépendantes (y compris Batal15), les archives, doivent disparaître. Mais au moment où l’enquête est interrompue sous la pression des pouvoirs en place, Fatma assiste à une ultime scène qui ouvre une tout autre logique : des hommes et des femmes nus se précipitent d’eux-mêmes dans un brasier. Devant cette incroyable image d’un « pas au-delà », plus mystique que politique, plus hallucinante que réelle, Fatma est émue, fascinée, elle s’arrête, elle pleure. Où vont ces gens ? Vers quel passage ? La mort ou un avenir inconnu ? Entre catastrophe et miracle, aucun schéma politique ne permet de comprendre ce qui arrive. En se précipitant dans le feu, ils se dégagent de leur passé, de leurs habitudes, de leurs engagements, de leurs dettes. N’ayant pas de but précis ils ouvrent tous les horizons.

  1. Interprété par Mohamed Houcine Grayaâ, acteur très connu en Tunisie. ↩︎
  2. Interprétée par Fatma Oussaimi, une danseuse dont c’est le premier rôle au cinéma. ↩︎
  3. La commission a rédigé un rapport auquel le gouvernement n’a donné aucune suite, au motif qu’il fallait protéger la police, mobilisée contre le terrorisme. ↩︎
  4. Sa mère ayant elle-même pu acquérir un terrain dans ce quartier pour construire une maison, Youssef Chebbi s’est senti « observé par les immeubles inachevés ». C’est ainsi qu’ils sont devenus des éléments du film quasi-vivants (ou morts-vivants), des personnages. ↩︎
  5. Le jasmin est la fleur de la Tunisie, mais cette appellation est contestée. En arrivant au pouvoir, Ben Ali parlait déjà de révolution au jasmin, et la comparaison avec la révolution des Œillets (Portugal, 1974) ou des Roses (Georgie, 2003) bute sur le fait que la révolution tunisienne n’a pas été totalement pacifique. Pour éviter ce cliché, il aurait mieux valu, selon les opposants, la nommer révolution de la figue de Barbarie ou révolution Facebook. Quoiqu’il en soit, toutes les dictatures sont terrifiées par les révolutions de couleur↩︎
  6. En Tunisie, le suicide par le feu est moins fréquent que la pendaison, mais plus fréquent que les injections toxiques. Il est souvent associé à une identification à Mohamed Bouazizi : homme âgé de 20 à 39 ans, au chômage ou sans stabilité professionnelle. Chaque année, le nombre d’immolations grimpe entre le 17 décembre et le 14 janvier (date de la fuite de Ben Ali). ↩︎
  7. La ville antique de Carthage a, elle aussi, été détruite par le feu. ↩︎
  8. L’État ne publie plus de statistiques. On parle, en moyenne, d’une à deux tentatives par semaine. ↩︎
  9. Selon la psychanalyste Nedra Ben Smaïl, l’immolation dit ce qui ne peut pas être dit avec des mots : « Ce n’est pas un suicide, c’est un meurtre, vous m’avez tué ; l’État défaillant, pervers, sadique, m’a tué ». ↩︎
  10. Ce mot, harka, est le titre du film de Lofti Nathan (2022) qui raconte l’histoire d’un jeune Tunisien qui rêve d’exil. ↩︎
  11. Les médecins-légistes ne trouvent aucune trace de combustible sur les corps. ↩︎
  12. Ce qui renvoie au titre du film, Ashkal, qui peut signifier « motifs », « figures » ou « silhouettes », ou plus généralement le contour de la chose, sa forme extérieure, voire une ombre. Le film multiplie les plans orthogonaux, les lignes de béton labyrinthiques, les rues désertes, les terrains vagues – tous « motifs » qui laissent soigneusement inaccessible un contenu inconnu, incertain, indéterminé. ↩︎
  13. Il est montré dans le film sur son lit d’hôpital, le corps intégralement enveloppé de bandages blancs. Le 28 décembre 2010, Ben Ali avait rendu visite à Mohamad Bouazizi, présenté de la même façon sur son lit d’hôpital. Mais ce dernier n’a pas survécu. ↩︎
  14. Dans les représentations persanes, la divinité est souvent représentée par une flamme. ↩︎
  15. Il ne demande qu’une chose : qu’on ne le fasse pas disparaître devant sa fille. ↩︎
Vues : 9

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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