Marriage Story (Noah Baumbach, 2019)

Les pleurs du père déchu en deuil de sa culture, sa sophistication, son théâtre, son épouse, son fils et aussi de lui-même, en tant qu’homme, qui ne sait rien de ce qu’il adviendra

Charlie Barber est metteur en scène de théâtre à New York. Sa femme, Nicole, est une ancienne actrice de films pour adolescents qui travaille aujourd’hui avec son mari. Ils ont un fils de 8 ans, Henry. Vu de l’extérieur, le couple semble équilibré, mais elle est mal à l’aise. Elle a l’impression de ne pas vivre sa propre vie, d’être à son service, tandis que lui la trompe avec la responsable administrative de la troupe (dont le nom est Exit Ghost : triple allusion à Shakespeare, Philip Roth, et la fin, pour lui, du présent film). Ils commencent par aller chez un conseiller conjugal, qui leur demande de faire la liste de ce qu’ils préfèrent ou de ce qu’ils ont préféré chez l’autre, mais cette démarche échoue. C’est alors qu’on propose à Nicole un rôle dans une série de science-fiction à Los Angeles. Elle décide de démissionner de la compagnie théâtrale, et d’aller vivre temporairement à Hollywood chez sa mère, en prenant avec elle son fils. Charlie préfère rester à New York et ils décident de se séparer par une procédure à l’amiable. Les choses commencent à déraper quand Nicole décide, sur les conseils d’une amie, de prendre une avocate, Nora. On se rend compte dès la première minute du rendez-vous que l’avocate est un monument de cynisme judiciaire. Nicole se laisse convaincre, et fait remettre par sa soeur à Charlie les documents de divorce. A ce moment, Charlie est obligé de prendre un avocat. Il en choisit d’abord un, Bert Spitz, qui privilégie une approche conciliante. Sur les conseils de cet avocat et pour augmenter ses chances d’avoir la garde de son fils, Charlie loue un appartement à Los Angeles, mais finalement la conciliation échoue.

Charlie obtient une subvention du MacArthur Fellowship pour son théâtre, et utilise le premier paiement pour changer d’avocat. Il choisit Jay Marotta, qui est beaucoup plus brutal. En public, les époux commencent à se dénigrer l’un l’autre et à accentuer leurs défauts (l’égoïsme de Charlie, l’alcoolisme de Nicole), tandis qu’en privé ils réussissent à garder une meilleure relation. Un procès a lieu, le juge nomme une experte pour évaluer les qualités et défauts du père et de la mère de l’enfant. Puis le couple se dispute violemment au domicile de Charlie. Celui-ci s’excuse, ils se réconcilient. Finalement ils renoncent à la procédure judiciaire et décident de divorcer à parts égales. Nora obtient toutefois un léger avantage pour Nicole. 

Un an plus tard, ils semblent tous deux avoir réussi professionnellement. La pièce de Charlie a bien marché à Broadway, Nicole a un nouvel ami et a été nominée pour le Emmy Award. Charlie a obtenu une résidence à l’UCLA (Université de Californie) et va s’installer complètement à Los Angeles pour être plus proche de Henry. Charlie rend visite à Nicole pour Halloween, et trouve Henry en train de lire le texte que Nicole, un an plus tôt, avait refusé de lire (la liste des qualités de Charlie). Très ému, celui-ci a du mal à finir la lecture. Il pleure sous les yeux de son fils. Pourtant la fête continue, et dans la dernière image, Nicole attache le lacet de la chaussure de Charlie (geste d’affection, mais totalement neutre).

L’histoire pourrait sembler banale : un divorce à l’américaine où les futurs divorcés sont manipulés par les avocats. Mais peut-être que cette histoire n’est que la surface des choses et qu’on peut interpréter le film différemment. Premièrement, une certaine tendresse résiste à cette terrible pression des lawyers. Deuxièmement, l’histoire déborde la question du divorce. Il y a autre chose. Apparemment Nicole est la gagnante, Charlie finit par s’effacer. Ils quittent New York et s’installent à Los Angeles, une ville que Charlie déteste. Ce pourrait être un film à la gloire du féminisme, où l’actrice sous-évaluée finit par dominer le brillant directeur de théâtre. La preuve : dans l’avant-dernière scène, c’est lui qui finit par pleurer. N’est-ce pas un aveu de faiblesse de sa part et même encore plus, un symptôme de l’effondrement du patriarcat ? 

Mais reprenons dans l’ordre. Après une répétition, Charlie reproche à Nicole de ne pas réussir à pleurer sur la scène du théâtre. Au théâtre elle n’y arrive pas, mais dans la scène de fiction, elle pleure sans difficulté ou plus exactement : l’actrice Scarlett Johansson, qui joue son rôle, y arrive sans problème. Disons que les personnages du film, à l’intérieur de leur rôle, pleurent souvent d’une vraie tristesse, et que cette tristesse ne se communique pas trop mal au spectateur, comme dans tous les bons mélodrames.

Mais il y a une première complication, géographique, qui réitère celle du film de Woody Allen Annie Hall (1977), c’est que la chute de l’homme est aussi la chute de New York face à Los Angeles. D’un côté l’actrice Nicole revient dans sa ville d’origine travailler pour la télé et l’industrie des loisirs, et d’un autre côté l’intellectuel self-made-man Adam Driver finira par s’installer lui aussi dans cette cité abhorrée. Nicole revient chez sa mère, elle retrouve sa maison avec piscine, ses copains et la lumière du Pacifique, contre l’intellectualisme new-yorkais et ses cafés sombres. Sous-jacente au film, il y a la scène du cinéma d’Hollywood qui remplace le cinéma d’auteur.

C’est aussi un film autobiographique, écrit au moment où Noah Baumbach divorçait de l’actrice Jennifer Jason Leigh. Il n’était pas le seul, plusieurs de ses amis en faisaient autant, des années après le divorce de ses parents dont il avait fait un film en 2005 (The Squid and the Whole, en français Les Berkman se séparent) où il voyait la chose de point de vue de l’enfant.

Il y a dans le film une certaine circularité. Au début Nicole refuse de lire le texte que le conseiller conjugal lui a demandé d’écrire pour raconter la façon dont elle est tombée amoureuse de Charlie (ce refus n’est pas réciproque; Charlie accepte, lui, de lire son texte). A la fin, Nicole assiste silencieusement à la scène où son ex-mari et son fils Henry lisent ensemble ce texte. Le père pleure, le fils est ému, et au fond de la pièce, elle aussi est au bord des larmes. Malgré cette scène, elle se sera toujours posée comme victime, elle ne sera jamais passée par le moment de l’aveu (à tort ou à raison).

Henry, le fils, choisit L.A. contre N.Y.. Nous sommes des new-yorkais dit Charlie, mais être new-yorkais, c’est être de nulle part, et en plus il ne peut pas prouver que Nicole est allée vivre à New York de sa propre initiative. Henry ne rejette pas son père, il l’aime, mais chez cet homme blessé, souffrant, chez cet artiste, il ne trouvera jamais la sécurité. Avoir pour père un quasi-orphelin qui a lui-même rejeté ses parents alcooliques et violents, ce n’est pas un cadeau. Charlie n’a pas de famille de rechange à proposer à son fils. L.A. est plus gai, plus divertissant. Nicole a la possibilité de vivre avec sa mère, en un lieu maternel, maternisant. Henry préfère cette langue maternelle à la langue paternelle privée d’origine. Il lui faut un lieu, et New York est une sorte de sans-lieu. Les parents se battant pour la garde de l’enfant, c’est finalement l’enfant qui choisit son lieu de vie, et les parents qui rejoignent l’enfant. Charlie finira par enseigner à l’UCLA, ce qui est une sorte de compromis. Mais c’est lui qui est doublement ou triplement abandonné : par ses parents, par sa femme, par son fils – et même peut-être aussi par son équipe théâtrale new-yorkaise.

Paradoxe du féminisme : Nicole se révolte, elle ne supporte plus de dépendre de son mari dans tous les domaines. L’avocate Nora l’encourage dans cette voie. Mais cette avocate est elle-même la représentante des comportements les plus brutaux dans l’institution judiciaire. Tous les moyens sont bons pour abattre l’autre (ici, l’autre n’est pas une femme, c’est un homme). Son triomphe, avec le petit supplément symbolique des 55%, n’est-il pas aussi le triomphe d’une autre dimension de la violence patriarcale ? Ce qui est sous-jacent dans le discours de Noah Baumbach, c’est de dire : une fois que vous aurez mis à bas les Polanski, les Woody Allen, les Weinstein, qui sont certainement critiquables par bien des aspects, qu’est-ce que vous mettrez à la place ? Peut-être un infantilisme à la Halloween, qui rejoindra tous les mercantilismes. 

A la fin Charlie se coupe avec son couteau, il se couche au sol, tente maladroitement de cacher sa blessure à l’experte envoyée par le juge. Curieusement, les critiques qui analysent le film oublient cette blessure. Charlie cache le sang qui coule, il se roule par terre devant son fils. Sa souffrance est honteuse, inacceptable, injustifiable pour l’experte. Ce moment de quasi-hara-kiri, d’auto-mutilation, cette conduite d’échec, n’est-il pas le centre, le noyau impensé du film ? A l’époque de la psychanalyse, on aurait parlé de complexe de castration, mais il semble que ça ne vienne aujourd’hui à l’esprit de personne. Charlie a toutes les raisons de faire le deuil d’une certaine modalité de lui-même. Alors que Nicole a trouvé un nouveau copain, il semble être resté solitaire. Il lui faudra maintenant survivre, non pas comme il a été, mais comme il est désormais. Ce film post #MeToo ne pleure pas qu’un couple, un bonheur passé, il pleure une culture, une civilisation qui en appelle une autre, encore absolument inconnue.

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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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