Trois visages (Jafar Panahi, 2018)

Tout commence par un appel, « Je suis morte » : pour que le visage qui précède introduise à celui qui, déjà passé, reste à venir

Jafar Panahi est l’ancien assistant, ou disciple, d’Abbas Kiarostami, mort en 2016. À la suite des manifestations de 2009 consécutives à la réélection probablement frauduleuse d’Ahmadinejad, il a été condamné à 6 ans d’emprisonnement et 20 ans d’interdiction de tourner. Sous la pression internationale, sa peine a été commuée en assignation à résidence, mais celle-ci n’est pas appliquée (les bizarreries du régime…). Il lui est interdit de quitter l’Iran jusqu’en 2030. Cela ne l’a pas empêché de réaliser plusieurs films, dont Ceci n’est pas un filmClosed Curtain et Taxi TéhéranTrois visages s’inscrit dans cette série de transgressions. Le film a obtenu le Prix du scénario à Cannes, où le réalisateur était représenté par sa fille Nader Saeivar. C’est sa monteuse, Mastaneh Mohajer, qui lui a remis le trophée à l’aéroport de Téhéran, devant une petite foule de spectateurs.

Annoncer sa mort au cinéma est ambigu. Ce peut-être un mensonge comme dans le film de Jafar Panahi, Dans ce cas, le personnage du film est encore vivant. Mais tout acteur n’est-il pas, au moment où on le voit sur l’écran, déjà mort ?

Résumé

Marziyeh Rezaei, une jeune fille qui vit dans un visage reculé d’Azerbaïdjan iranien, envoie une vidéo à une vedette de sitcoms populaires, Behnaz Jafari1. Dans cette vidéo, elle se pend en direct, en affirmant que sa famille veut la marier de force et lui interdit de poursuivre ses études de comédie au conservatoire de Téhéran. L’actrice, qui n’avait pas reçu ses précédents messages, se demande si c’est un suicide ou un canular. Elle abandonne un tournage en cours pour vérifier sur place les dires de la jeune fille, en compagnie du réalisateur Jafar Panahi. Dans cette histoire, ces trois personnages jouent leur propre rôle, ainsi que Maedeh Erteghaei, une amie de Marziyeh, et Narges Delaram, sa mère. 

Le réalisateur et l’actrice prennent donc la route de ce village du Nord-Ouest de l’Iran où apparement rien n’a changé depuis des lustres (bon, il y a quand même des voitures, des tracteurs, l’électricité – quoique intermittente, et « plus de paraboles que d’habitants »). Jafar Panahi, lui-même d’origine azérie, peut dialoguer avec les paysans et traduire ce qu’ils disent en persan. Ils arrivent sur place, où des habitants leur racontent quelques coutumes ou histoires plus ou moins pittoresques ou vraisemblables, comme celle de la vieille femme (vivante) couchée dans sa propre tombe; avec une lumière pour se protéger des serpents.

Quand ils arrivent dans le village, tout le monde salue l’actrice. Les habitants font semblant de ne pas comprendre pourquoi les artistes sont venus, mais c’est un jeu de dupes car ils ont deviné la raison de cette étrange visite : Marziyeh. Jafar et Behnaz se rendent au cimetière, mais personne n’a été enterré récemment. Ils trouvent la maison de Marziheh où ils rencontrent Maedeh, son amie, qui prétend ne rien savoir. Puis ils vont dans la grotte où la scène a été filmée, mais visiblement il n’y a pas de cadavre. Enfin voici la jeune femme, bien vivante, qui se cachait chez son amie. Dans un premier temps l’actrice se met en colère et rejette brutalement Marziyeh. Ils s’en vont, mais se heurtent à un nouveau problème : un taureau malade leur barre le chemin. En attendant Behnaz a changé d’avis. Ils reviennent au village pour récupérer Marziyeh et convaincre son père de la laisser partir. C’est là qu’ils découvrent une vieille actrice, Shaharzad (de son vrai nom Kobra Saeedi), qui a eu son heure de gloire avant la Révolution islamique, puis a été interdite de tourner (comme Jafar Panahi), et qui habite solitairement dans le village. Behnaz rend visite à la vieille actrice devenue peintre et, après avoir dansé avec elle, rapporte un livre de poèmes et un CD au cinéaste. Puis elle retourne au village pour téléphoner. Alors un homme lui demande un service : qu’il remette le prépuce de son fils à Jafar Panahi pour que celui-ci l’enterre dans une université, car cette démarche pourrait porter chance au fils afin qu’il devienne médecin.

Finalement tout se termine bien : le père de Marziyeh autorise sa fille à faire des études, et les voilà en chemin pour Téhéran. 

Analyse

Le film commence par la scène de pendaison d’une jeune fille. Je suis morte, dit-elle à Behnaz à travers le téléphone. C’est une scène factice, mais bien filmée et montée, remarque Jafar Panahi, comme par un vrai professionnel du cinéma. C’est donc aussi une vraie scène, même si c’est une fiction, un mensonge. Il aura fallu cette scène pour que la véritable actrice (Behnaz), qui joue son propre rôle, se mette en marche, aille dans un village éloigné, en un lieu dont elle ne connaît même pas la langue, pour qu’elle rencontre deux autres actrices : une débutante, pas encore actrice (mais déjà morte dans la fiction qu’elle a construite), l’autre vieille et solitaire, encore vivante mais elle aussi socialement morte, car évitée par tous les habitants. Dans cet entre-deux se déroule le film, réel et fiction mélangés, passé, futur et présent en concaténation, déclenchés par un « Je suis mort » auquel il est presque impossible de croire, car comment la vidéo aurait-elle été envoyée ? L’hypothèse qu’une de ses amies ait appuyé sur le bouton est difficilement crédible. 

Le fait que tous les personnages du film jouent leur propre rôle introduit une ambiguité. Est-ce aussi un reportage ? Une autobiographie ? Oui et non. Non, car visiblement c’est un film avec un scénario (d’ailleurs il a eu le prix du même nom à Cannes), mais Oui, car c’est une aventure dans laquelle tous les participants s’engagent eux-mêmes, en leur propre nom. Ce film n’est pas seulement signé par le réalisateur, mais aussi par les acteurs. Même si tout ce qu’il raconte est inventé, il est ancré dans l’expérience. C’est donc un film à la fois autobiographique (Je raconte ce que j’ai accompli, pourrait dire Jafar Panahi qui est effectivement revenu dans le village des ses ancêtres), autothanatographique (Je (Marziyeh) raconte ma propre mort), hétérobiographique (Je raconte la vie d’un autre), hétérothanatographique (Je raconte la survie d’une morte), otobiographique (Je porte en moi la vie d’une autre, pourrait dire Behnaz) et auto-hétéro-allo-thanato–graphique (entre ma vie, ta vie, sa vie, ma mort, ta mort, sa mort vient s’intercaler une différance dangereuse)2. Cette complexité, c’est celle de l’alliance hétérogène « ma vie mon œuvre », signée par Jafar Panahi – mais nul n’est obligé de suivre jusque-là le rédacteur de cet article. 

Les trois visages sont les trois âges de l’actrice : jeune (Marziyeh) mais presque morte, mûre (Behnaz) et enfin vieille (Shaharzad – c’est-à-dire Shéhérazade – ou Sahwzar, selon les orthographes, presque morte aussi). On peut supposer que, pour Marziyeh, Shaharzad a été une sorte de modèle, sans laquelle elle n’aurait jamais eu le désir d’être actrice et ne serait jamais allée chercher Behnaz. Ce qui précède Behnaz (l’actrice virtuelle) rejoint par l’intermédiaire de Behnaz ce qui lui succède (l’actrice vieille). Mais l’actrice vieille n’a jamais joué sous le régime actuel, elle n’était active que sous l’ancien régime (celui du Shah) – elle précédait donc Behnaz. Entre ces temporalités, règne une certaine confusion. Il en va de même pour les cinéastes. Abbas Kiarostami et ses road-movies (Et la vie continueLe vent nous emporteraLe goût de la cerise) précèdent Jafar Panahi, mais il est aussi son futur, puisque Panahi réalise des road-movies sur le modèle de ceux de Kiarostami. À la confusion temporelle dans le monde des actrices correspond une autre confusion temporelle, celle du monde des réalisateurs.

Il se dégage de ce film une certaine joie, voire une certaine euphorie. D’où vient ce sentiment de plaisir ? Pas seulement des histoires baroques que racontent les villageois ni de sa fin heureuse. Il nous fait plaisir car il est au croisement d’une mémoire et d’une promesse. D’un côté une série de souvenirs : des films déjà vus, des actrices d’ancien régime, des rencontres anachroniques, des histoires à demi fantastiques. D’un autre côté une série de promesses : une jeune actrice de demain, un cinéaste qui avec ses amis, revendique sa liberté, un village qui, malgré tout, a accepté de collaborer à la réalisation du film. 

On en vient à un autre néologisme de Derrida, beaucoup plus tardif car on le trouve dans son dernier séminaire, La bête et le souverain, volume II, 2002-2003 : autobiophotographie. Abbas Kiarostami n’est pas tout à fait revenu, mais c’est comme si. Le film introduit une sorte de dispositif retard qui nous rappelle la mémoire vivante du cinéaste disparu. Son efficacité, sa vivacité, ne sont pas liées au mouvement de l’image mais au fait qu’il reproduit, dans son organisation et sa structure, l’organisation et la structure de certains films devenus des classiques. C’est donc une photographie, apocryphe mais bien vivante, de ce cinéaste mort, offerte par un autre cinéaste dont c’est une autobiographie. Dans ce monde iranien qui s’enfuit (comme dit le poète : (Die Welt ist fort), il faut que je te porte (Ich muss dich tragen), dit Jafar à Abba. C’était aussi la promesse de Shaharzad à Marziyeh, accomplie par Behnaz.

  1. Connue par ailleurs pour son rôle dans Le Tableau noir de Samira Makhmalbaf. ↩︎
  2. Tous les néologismes sont de Jacques Derrida, dans son séminaire La vie la mort, 1975-76. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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