Les Misérables (Ladj Ly, 2019)

Le souverain de banlieue, ce jeune (lionceau) incontrôlable, introduit l’imprévisible, l’incalculable, dans le lieu clos de la cité

Résumé

Stéphane Ruiz, policier, quitte Cherbourg pour se rapprocher de la mère de son fils. Il intègre la brigade anti-criminalité (BAC) de Montfermeil où il fait équipe avec Chris, chef d’équipe, et Gwada. Pendant sa tournée, le trio croise les personnes influentes dans le quartier : Le Maire (un faux maire qui trempe dans tous les trafics, mais essaie de maintenir un semblant de paix), Salah le Frère-muz qui gère le kebab local, La Pince le dealer avec sa boîte de nuit. Stéphane, encore habitué aux comportements des flics de province, est embarrassé, timide, mal à l’aise avec les méthodes brutales de Chris, qui se conduit comme une sorte de cow-boy ou de caïd local.

Un garçon à la peau noire a volé un lionceau appartenant au cirque des Gitans1. Ceux-ci menacent la communauté noire si leur lionceau n’est pas ramené dans les 24 heures2. Les policiers de la BAC s’interposent, Chris promet de s’occuper de l’affaire. Ils tombent sur le compte Instagram d’Issa, qui a fièrement (et bêtement) partagé des photos du lionceau. Les flics retrouvent Issa en train de jouer au football, le poursuivent dans les rues de la cité, le rattrapent et le menottent, mais le trio est pris à partie par une vingtaine de jeunes qui commencent à les caillasser. Gwada, dans la panique, tire au flashball à bout portant sur Issa pourtant menotté. Touché à la tête, Issa perd connaissance. C’est un moment d’arrêt, de silence, où les jeunes et les policiers sont sidérés. C’est alors que le trio réalise qu’un drone, piloté par Buzz, un adolescent de la cité3, était en train de les filmer. Chris ordonne à Stéphane et Gwada de ne pas appeler les urgences. Ils conduisent Issa chez un indic. Désobéissant aux ordres, Stéphane va dans une pharmacie pour tenter de soigner la blessure d’Issa qui reprend peu à peu conscience. Puis la BAC retrouve la trace de Buzz qui s’apprêtait à mettre en ligne la vidéo de son drone sur les réseaux sociaux. Après une nouvelle poursuite, Buzz parvient à se réfugier dans un restaurant kebab et confie la carte-mémoire contenant la vidéo à Salah, le gérant du restaurant, où tous les protagonistes (habitants, gitans, policiers) se retrouvent. Stéphane parvient à négocier avec Salah, prétendant qu’Issa a été blessé par accident et récupère la carte. 

Les policiers retrouvent le lionceau volé par Issa et le ramènent au cirque sain et sauf. Le gérant du cirque terrorise Issa en le confrontant au vrai lion adulte dans sa cage. Stéphane met en joue le lion avec son pistolet, menaçant de le tuer. Le gérant relâche Issa qui a eu tellement peur que son pantalon en est mouillé. Chris ordonne à Issa de dire à son entourage qu’il s’est blessé tout seul en tombant, et le relâche. Stéphane et Gwada se retrouvent dans un bar. Stéphane sachant que le tir de LBD était volontaire et n’était pas un accident, Gwada lui explique qu’il a paniqué, qu’il a pété un câble et qu’il n’a pas réfléchi à son acte. Stéphane lui confie la carte mémoire.

Le lendemain, alors que le trio fait sa tournée, ils sont pris à partie dans leur voiture par des jeunes du même âge qu’Issa. Issa décharge sur eux un feu d’artifice et les attire dans un immeuble. Un piège se referme : Issa a tout raconté aux autres enfants, qui se vengent. Encerclés à un étage, aucun renfort ne peut venir en aide aux policiers, les jeunes étant trop nombreux. Malgré les tirs de grenade de désencerclement et de LBD, ils ne parviennent pas à s’extirper. Chris est blessé à l’œil par un jet de bouteille. Désespéré, Stéphane tape à la porte voisine en espérant qu’on leur ouvre. C’est l’appartement où vit Buzz, le pilote du drone qui a filmé leur bavure. Mais alors qu’il s’apprête à leur ouvrir, Issa arrive à l’étage supérieur, un cocktail Molotov à la main, prêt à le lancer sur le trio. Stéphane, en position de légitime défense, n’a d’autre choix que de sortir son pistolet et de tenir en joue Issa pour tenter de le raisonner. Le film s’arrête alors en fondu-enchaîné vers le noir, sous le regard de Buzz, qui voit la scène à travers le judas de la porte.

Analyse

Étrange ressemblance avec un autre film de la même année, Joker (Todd Phillips, 2019). Le Joker de ce film est le Gavroche local, Issa4, jeune garçon qui se transformera en une sorte de juge qui se donne à lui-même le droit de condamner à mort ou de gracier les trois prisonniers. Quelle que soit sa décision qui reste incertaine dans les dernières images, quand la scène de l’escalier se clôt dans l’obscurité, tout se passe comme si Issa occupait la place du souverain, et ce n’est pas un hasard si son aventure a commencé par le vol d’un lionceau, roi des animaux par excellence, symbole des princes auquel il sera directement confronté dans une cage, la cage du lion, qui deviendra à la fin du film une cage d’escalier. Les autres souverains du lieu, gitans, malfrats ou flics ne pouvaient que lui disputer la possession de l’animal.

Ce jeune révolté est un habitué des « bêtises ». Son père lui crie après, mais n’a aucune influence sur lui. Personne ne peut le contrôler, ni la police, ni même ses copains qui sont surpris par ses initiatives. Sa nature, c’est d’être quelque part en-dehors des clous, imprévisible, exceptionnel et déjà, à sa façon, souverain. Après la « bavure » où il reçoit un tir de LBD en plein visage, Issa n’est plus le même. Il n’est plus ni un jeune en dérive ni un ado en bisbille avec ses parents, mais un maître, un chef, un adulte surpuissant qui dirige une foule de « microbes » (c’est ainsi que Chris les nomme) en colère qui ont vécu les mêmes humiliations que lui. Sa vengeance est celle de tous. Nul ne peut retenir ni empêcher une violence quasi-divine, au-dessus des lois. En défigurant Issa, les flics en ont fait une autre personne, un autre homme ou un homme autre, un hyper-souverain qui, comme le clown Joker de Todd Philips, prend son rire au sérieux. Ils l’ont transfiguré.

C’est un film où il n’y a ni pouvoir politique, ni école, ni famille, ni drogue, ni terrorisme, ni armes, ni rap. Les clichés ordinaires, plus ou moins bien- ou mal-veillants, sont effacés. Dans ce quartier abandonné, la police, les caïds et les jeunes sont directement confrontés les uns aux autres. En l’absence de toute autre instance « légitime », les compromis se passent entre eux. Ceux qui, parmi eux, se présentent comme des médiateurs sont des faux médiateurs, puisqu’ils sont parties prenantes dans le jeu. En choisissant pour titre Les Misérables et en concluant par une citation de Victor Hugo : « Mes amis, retenez ceci : il n’y a ni mauvaises herbes, ni mauvais hommes, il n’y a que de mauvais cultivateurs », Ladj Ly, fils d’éboueur malien, laisse entendre que les policiers, les malfrats et les miséreux sont à mettre sur le même plan. Tous seraient les victimes de la misère. Tous identiques, tous misérables, chacun avec ses raisons, ils auraient tous le même droit d’exception. Cette thèse, si elle était vraiment celle du film, risquerait d’aplatir les écarts. Mais ce n’est pas tout à fait ça, car au final le lionceau (l’animal) revient vers le gitan, l’autre lionceau (Issa) organise la chorégraphie de l’escalier, tandis que les flics risquent fort de finir leur vie entre deux caddies.

Le film ne se termine pas sur une symétrie, mais sur un déséquilibre de la terreur. Quand les puissants ne se neutralisent plus les uns les autres, une place s’ouvre pour les impuissants, les microbes qui envahissent le territoire. Plus personne ne peut arrêter le chaos, l’infection. Dans ce monde confiné, fermé sur lui-même, il n’y a pas d’altérité. Les flics sillonnent les mêmes rues que les gamins, ils font du surplace entre les barres d’immeubles, et finissent par s’enfermer eux-mêmes dans une cage d’escalier. Tous les personnages du film sont affectés par cette absence d’échappatoire, ce repli sur soi. Ladj Ly, né à Montfermeil où il vit toujours, ouvre une porte vers l’extérieur, une unique porte mais vaste et féconde : le cinéma lui-même. Son propre fils, Al Hassan Ly dit Buzz, incarne cette ouverture en bricolant un drone capable de surplomber la cité, de montrer sa géographie, de longer les fenêtres pour filmer les filles et de parcourir les rues pour surveiller les flics dans leurs œuvres. Buzz est celui qui voit à travers ses lunettes et le judas de sa porte, il est une figure du spectateur qui en voit plus que le policier supposé nous guider, Stéphane Ruiz.

La différence entre les pouvoirs locaux et Issa, c’est que les premiers sont strictement calculables, tandis qu’Issa est incalculable, l’incalculable même. Les édiles sont parfaitement prévisibles : le flic surveille et sanctionne, le trafiquant trafique, le frère-muz contrôle et récupère. Mais que fait le jeune rebelle? On ne peut pas le prévoir. Il est à tout moment capable d’inventer ce que ni les flics ni les autres n’arriveront jamais à anticiper. Il incarne la dernière mutation du virus des banlieues, qu’aucun anticorps ne peut détecter à l’avance et qu’aucun traitement connu ne peut soigner. Issa, c’est le désespoir des autorités. Le film s’arrête au moment où il tient un cocktail Molotov à bout de bras, et nul ne sait ce qu’il va en faire. Il est capable de tous les extrêmes, la plus grande violence comme de la plus grande générosité. 

Ladj Ly explique que tous les éléments du film sont issus de ses souvenirs. Il a tout vécu, tout entendu, y compris les blagues des flics lors des gardes à vue. Mais pour articuler ces souvenirs, pour les transformer en fictions, il choisit un personnage principal qui, par sa personnalité, sa beauté, son style, dit autre chose que ce qui aurait pu être montré dans une collection de photos, un article de journal ou un documentaire. Ce choix de héros lunaire, presque irréel, qui n’apparait à l’écran que par intermittence, même si tout tourne autour de lui, est une limite à l’autobiographie. Issa est l’autre de Buzz, dont on ne peut raconter la vie que de l’extérieur (vu de haut ou de biais). Il oblige le réalisateur à une hétérobiographie qui l’éloigne de lui-même. 

  1. Une histoire qui est vraiment arrivée à Ladj Ly quand il avait 18 ans, comme en témoigne une photo d’époque. ↩︎
  2. Les Gitans du film sont de vrais gitans, la famille Lopez. ↩︎
  3. Interprété par le fils de Ladj Ly. ↩︎
  4. Qui porte le même prénom que l’acteur, Issa Perica. ↩︎
Vues : 9

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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