Lone Star (John Sayles, 1996)

Où l’inceste, étranger à la chaîne des dettes et des corruptions, peut sembler réparateur

Selon le procédé habituel de John Sayles, ce film réunit autour d’un personnage, Sam Deeds, plusieurs histoires entremêlées.

– Sam Deeds est shérif d’une petite ville texane proche de la frontière avec le Mexique – nommée Frontera dans le film1. Élu depuis peu, il est sans cesse renvoyé à l’image et au prestige de son père Buddy qui a occupé la fonction de shérif pendant une trentaine d’années. Ses interlocuteurs louent l’intégrité du shérif décédé, et présentent sa mère comme une sorte de sainte.

– Le film débute quand on retrouve l’étoile2 et les ossements du shérif auquel Buddy a succédé, Charlie Wade, un homme corrompu à la gâchette facile, disparu en emportant avec lui 10.000 $ d’argent public. Buddy aurait, selon le récit répété dans la ville, été en conflit avec ledit Charlie, dont il s’avère qu’il a été assassiné par balles il y a 37 ans. Sam soupçonne son père de l’avoir exécuté3.

– Sam ne s’est jamais marié. Il a eu un amour de jeunesse, Pilar Cruz, fille de Mercedes Cruz, la propriétaire du restaurant mexicain de la ville, dont le mari, Eladio, a été exécuté par Charlie Wade alors qu’il faisait entrer dans le pays des immigrants clandestins. Leur liaison avait été bloquée par les familles pour éviter, prétendaient-ils, une union anglo-mexicaine. Quand le fils de Pilar est arrêté pour un petit délit, Sam le fait libérer, et renoue avec son ancienne amie. 

– Dans cette ville où la ségrégation est la règle, le night-club réservé aux Noirs est détenu par Otis Payne, dont le fils Delmore, autrefois laissé à l’abandon, est devenu colonel et dirige le détachement local de l’armée US. Ce fils pourrait, s’il le voulait, faire fermer le night-club de son père, où se tiennent depuis des dizaines d’années des jeux illicites, à la source de l’enrichissement des deux anciens shérifs.

– Pendant que Sam mène l’enquête, la vie continue. Pilar s’engage en tant qu’enseignante dans les débats sur la façon de présenter aux enfants l’histoire de la région ; contrairement à son comportement habituel, sa mère accepte d’aider une jeune immigrante blessée4 ; une jeune Noire avoue à Delmore les raisons pour lesquelles elle s’est engagée dans l’armée. Dans tous les domaines se révèlent les contradictions, les souffrances, les clivages, les fragilités.

On approche du dénouement : Sam découvre que son père était lui-même corrompu. Charlie Wade le gênait car il était trop visible, il allait trop loin. Buddy n’agit pas différemment, mais de façon plus respectable, honorable, au plus près de la loi. À quoi bon se partager le marché quand on peut récupérer la totalité ?5. Buddy trompait sa femme avec Mercedes Cruz ; c’est lui qui a récupéré les 10.000 $ qui ont servi à financer le restaurant de son amante. Pilar n’est pas la fille d’Eladio6 et de Mercedes, mais de Buddy et de Mercedes. Sam découvre que son amour de jeunesse n’est pas pour lui une étrangère, c’est sa demi-sœur.

C’est là que le film surprend et peut conduire à d’étranges constats. Pilar et Sam décident, d’un commun accord, de ne pas s’aimer comme frère et sœur, mais comme amants. Un film dont le thème principal est la corruption se termine sur un récit d’inceste, un dénouement que les critiques de cinéma n’ont pas beaucoup analysé. Malgré leur parenté, la relation entre ces deux personnes attirées l’une vers l’autre depuis l’adolescence est scellée par le plaisir sexuel7. Ils découvrent que ce qui les a rapprochés tenait plus à leurs ressemblances8 qu’à leurs différences, et ils assument. Qu’importe se disent-ils, puisque Pilar ne peut plus avoir d’enfant. Seule Mercedes Cruz pourrait trahir leur secret – mais elle ne le fera pas, car ce serait avouer la source de sa richesse.

En choisissant d’ignorer leur origine commune, ce couple incestueux se dissocie des clivages culturels, sociaux, politiques, des haines qui structurent le fonctionnement de la ville. Après tout, l’union d’un shérif et d’une enseignante pourrait symboliser la possibilité, pour cette société marquée par de profondes distorsions, d’un avenir apaisé. La situation est inversée par rapport à celle de l’Œdipe grec : au lieu de faire venir la peste sur la ville, la relation incestueuse rompt les systèmes d’échange et de réciprocité qui gouvernaient la corruption. Dans le récit mensonger qui semble unifier la ville, leur père commun symbolise la loi et l’ordre. Leur relation, condamnable en principe, est légitimée par ses effets : elle casse les chaînes de solidarité qui empêchent le « vivre ensemble ». Des micro-événements semblent confirmer cette réparation : Mercedes Cruz qui marque sa solidarité avec les migrants, le colonel Delmore qui retourne voir son père. 

En général, les sociétés condamnent l’inceste car il oblige à s’ouvrir vers l’extérieur. C’est un gage d’hygiène, la condition de bonne santé de la communauté, de son renouvellement. Dans ce cas particulier, c’est l’inceste qui ouvre vers l’hybridité, le mélange des cultures. La décision de Pilar et Sam marque un refus des séparations, un rejet d’une histoire marquée par la rivalité et le mépris mutuel. S’il y a une morale à cette histoire, c’et que rien n’est interdit quand il s’agit de se réconcilier.

  1. Le film a été tourné dans les villes frontières de Del Rio et Eagle Pass, qui bordent le Rio Grande, ainsi qu’à Laredo (Texas). ↩︎
  2. L’étoile du titre (Lone Star = étoile unique, solitaire) renvoie à la fois au drapeau du Texas Lone Star Flag et à l’étoile que portent les shérifs aux États-Unis. ↩︎
  3. Pour la majorité des habitants de la ville, Buddy se situe intégralement du côté du bien et Charlie intégralement du côté du mal. Sam (qui s’en doutait) découvre que la dimension conciliatrice, voire éthique de Buddy n’est qu’une ruse, un déguisement. Ce n’est rien d’autre que du clientélisme. Comme les autres villes de John Sayles, Frontera est gouvernée par les intérêts économiques. ↩︎
  4. Cela lui rappelle sa propre histoire qu’elle aurait voulu oublier. À Frontera, la traversée du Rio Grande n’est jamais banale. ↩︎
  5. La ville a honoré Buddy, mais elle ne s’est jamais dissociée du fantôme de Charlie. Tout le monde se ligue pour raconter un récit merveilleux sur le père de Sam, car tout le monde a intérêt à ce récit mensonger. Pour survivre, il faut que chacun se situe du côté du bien, même si c’est la corruption qui domine. ↩︎
  6. Mort plus d’un an avant sa naissance. ↩︎
  7. Sur lequel le réalisateur insiste dans une scène de rapport sexuel. ↩︎
  8. Tous deux sincères, honnêtes, droits, ils sont fondamentalement différents de leurs parents. Cela prouve que la tendance à la corruption n’est pas héréditaire – à moins que les enfants, par une autre hérédité, soient chargés de porter un jugement sur leurs parents.  ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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