Aguirre, la colère de Dieu (Werner Herzog, 1972)

Le délire de souveraineté détaché du monde, ni crédible ni légitime, ne peut conduire qu’à l’autodestruction

Selon le récit liminaire, en 1560, une expédition composée de 1 100 hommes, deux femmes et des esclaves indiens aurait quitté les Andes pour descendre l’Amazonie à la recherche d’un affluent menant à la cité d’or, Eldorado1. Gonzalo Pizarro, qui aurait mené l’expédition, aurait décidé d’envoyer en éclaireurs un groupe mené par Don Pedro de Ursua2. L’épouse de ce dernier, Dona Inez de Atienza, l’aurait accompagné ainsi que Don Lope de Aguirre, commandant en second, interprété dans le film par Klaus Kinski3, sa fille Florès âgée de 15 ans et le moine Gaspar de Carvajal. Que ce récit historique soit faux puisque Gonzalo Pizarro, frère de Francisco Pizarro, conquérant de l’empire inca à partir de 1532, a été décapité dès 1548 n’a pas beaucoup d’importance. Que Pedro de Ursua n’ait pas été nommé par l’un des frères Pizarro mais par le vice-roi de l’époque Andres Hurtado de Mendoza commandant et gouverneur des territoires d’Omagua et d’Eldorado ne compte pas beaucoup non plus – et même pas le fait que Gaspar de Carvajal n’ait jamais participé à l’expédition de 15604. Contrairement au film de Carlos Saura El Dorado (1988) sur la même expédition, il ne s’agit pas d’un film historique mais d’un récit allégorique qui montre comment la conquête a pu déclencher, avec la lutte de pouvoir, un puissant délire de souveraineté – qui est loin de s’être épuisé aujourd’hui.

Reprenons le récit du film. Face à la maladie, la fatigue, les attaques des Indiens, le gros de la troupe doit interrompre sa marche. Pizzaro sélectionne un groupe d’une quarantaine d’hommes et en confie le commandement à Pedro de Ursua pour reconnaître le terrain. Dans le groupe se trouve Aguirre qui se révolte contre Ursua, rejette l’autorité du Roi d’Espagne et persuade les hommes qu’ils peuvent conquérir l’Eldorado pour leur propre compte. Il choisit un noble du groupe, Fernando de Guzman, pour le sacrer « empereur d’Eldorado ». Le radeau qu’ils ont confectionné dérive lentement et le groupe se décime. Aguirre fait exécuter Ursua, étouffe les tentatives de désertion, mais ne parvient pas à combattre la faim ni les flèches empoisonnées qui jaillissent d’on ne sait où. Près de l’embouchure de l’Atlantique, il reste finalement seul sur le misérable débris de son empire, guetté par la folie, entouré d’une myriade de petits singes, et hurlant son rêve impossible : la fondation d’une race pure en mariant sa fille avec un autre souverain, sans apparemment se rendre compte que sa fille, elle aussi, est déjà morte.

  1. Silence.

En version originale, le film parle allemand. Le titre se lit : AGUIRRE, DER ZORN GOTTES, Aguirre, la colère de Dieu. Le fait que ce soit cette langue qui soit utilisée et pas l’espagnol ajoute à l’étrangeté, l’extériorité des conquistadors par rapport aux indiens. Aucune parole n’est prononcée dans la séquence de départ. La musique trainante, inquiétante de Popol Vuh5 et les bruits de la jungle soulignent l’impuissance des conquérants : des malles chutent dans les pentes6, la rivière est impraticable7, des hommes titubent, les canons sont englués dans la boue, les porteurs indiens meurent de presque rien, d’une simple grippe8. On se laisse entraîner par le courant, dans un silence presque absolu, sur des radeaux qui peuvent heurter n’importe quoi, n’importe quand. Des soldats sont tués par les Indiens, d’autres installent un camp sur la berge. Les chemins sont piégés. Invisibles, les ennemis sont partout. Le prêtre voudrait enterrer chrétiennement les cadavres, mais il est impuissant lui aussi. 

Le silence est absolu, celui des hommes, celui des animaux, et aussi celui de Dieu. Plus un bruit dans la jungle, pas un oiseau, rien d’autre que les gargouillements de l’eau. Les hommes se précipitent dans un village en feu, s’emparent de la nourriture, mais d’autres soldats venus avant eux ont été assassinés, dévorés. Ils s’enfuient, continuent leur dérive. Au moment où une première flèche empoisonnée atteint un soldat, un cheval se cabre. Les soldats tentent de se défendre, tirent au canon vers la rive mais sur qui ? Ils voudraient combattre l’ennemi, mais ne peuvent pas le localiser.

Le silence est la marque de leur isolement, de leur enfermement. Ils sont coupés de ce monde qu’ils prétendent conquérir.

  1. Semblant de légalité.

Quand les radeaux disparaissent, il faut prendre une décision9. Ursua voudrait faire demi-tour, mais Aguirre s’y oppose. Il organise la révolte10, veut conquérir El Dorado pour lui-même. Blessé, Ursua est enfermé dans une cage, seule sa femme le nourrit et tente de le soigner. Le groupe ne pouvant pas rester sans autorité, c’est le prêtre qui est chargé de rédiger une Déclaration, nouvelle constitution qui instaure un nouveau pouvoir. L’église est toujours du côté du fort, justifie-t-il. Il faut un nouvel empereur, ce sera Guzman, Prince du Pérou, de la Terre ferme et du Chili, et il faut que tous les liens avec l’Espagne soient rompus, ce qui fait pleurer le nouvel empereur11. Pourquoi faut-il mettre en place un semblant de légalité alors que seule la violence compte ? La souveraineté d’Aguirre ne peut être absolue que s’il institue la loi, même s’il ne la respecte pas. Le prêtre organise une parodie de témoignage, une parodie de jugement et une parodie de justice. Formellement, Ursua est condamné pour avoir versé un salaire à un Indien et un esclave – un crime qui contrevient à l’ancien statut niant leur humanité. Ursua ne dit rien12, le prêtre le condamne à mort tandis que Guzman, profitant de son autorité fantoche toute récente, le gracie. Le caractère fictif de l’ordre instauré par Aguirre est évident, il croit détenir le pouvoir mais la suite des événements montre qu’il ne contrôle rien.

Deux Indiens arrivent sur un canot, un homme et une femme. L’ancien chef local traduit. L’Indien dit qu’il a pris les conquistadors pour des envoyés du soleil. On lui remet une bible, il n’y croit pas car elle ne parle pas. On l’abat. Ces hommes seront difficiles à convertir, dit le moine. Symboliquement, l’empereur Guzman viole l’Indienne, ils prennent possession des terres en signant un papier. Cela ne procure pas à manger aux hommes qui se nourrissent de fruits et de poisson. Nouvelle panique d’un cheval. Guzman meurt d’une flèche empoisonnée. On pend Ursua sur la rive. 

Il n’y aura pas eu de transgression. Tout ce qui a été fait, même le plus absurde, aura été conforme à la nouvelle loi.

  1. Folie.

Certains voudraient s’enfuir, Aguirre les menace, les fait tuer. Il est de plus en plus fou. « Je suis la colère de Dieu, la terre sur laquelle je marche me voit et tremble ». Le prêtre dit qu’El Dorado n’est qu’une illusion, il n’y croit pas. « Si nous renonçons, d’autres viendront et réussiront dit Aguirre. Même si cette terre n’est qu’arbres et eaux, nous allons la conquérir ». Il n’y a plus aucune distance entre son être et son fantasme souverain. Les soldats sont tués, les uns après les autres, par des flèches empoisonnées, tandis que la vie environnante, animale et végétale, s’anime. Si Aguirre n’avait pas été fou, il aurait renoncé à son rêve, mais la loi instituée l’interdit. Les hommes craquent. Ils ont de la fièvre, des hallucinations. Ils n’avancent plus, tournent en rond, n’ont plus rien à boire. Ils voient ou croient voir un bateau au sommet d’un arbre13, ne distinguent plus la fiction de la réalité, mais ce sont de vraies flèches qui tombent sur eux. La jeune Flores en reçoit une et meurt elle aussi, sans se plaindre. Aguirre ne manifeste aucune émotion, il continue à rêver de succès dynastiques vers l’Atlantique : « Moi, colère de Dieu, j’épouserai ma propre fille et fonderai la dynastie la plus pure du continent »14. Le bateau est envahi par les singes. Jamais droit, Aguirre suit son chemin courbe, oblique, circule entre les gens, sans direction, persuadé qu’aucune autre divinité n’existe que lui-même. « Je suis la colère de Dieu » répète-t-il. Quand le film se termine, il n’est pas encore mort15.

  1. La Souveraine.

Inez disparaît dans la jungle après avoir revêtu ses plus beaux atours. On comprend que la seule et unique Souveraine, dans cette histoire, aura été cette femme. Elle aura préservé, jusqu’à la fin, sa pureté. Ils ne la retrouveront pas. 

  1. Autodestruction

L’ancien chef indien devenu esclave les prévient : cette jungle n’a pas de sortie. Ils n’ont aucun espoir, aucune perspective, ne peuvent pas ignorer qu’El Dorado n’est qu’une fiction16, et pourtant ils continuent. Pourquoi ne pas rebrousser chemin, pourquoi se laisser entraîner vers une mort quasi-certaine ? Ni la peur, ni l’espoir de s’enrichir ne sont des explications suffisantes. Une fois parti, le groupe ne peut pas reculer. Le délire d’Aguirre les contamine tous. Revenir à la vie normale serait un échec, une blessure. Ils se doivent à la mort. Après avoir mis le feu à un village, ils se mettent en route dans un calme apparent, un lent et fatal cheminement vers la fin. Aguirre est le souverain de l’autodestruction. Plus il affirme son autonomie, moins il a de chances de survivre. Pour lui, mort et souveraineté sont indissociables.

  1. Actualité du film.

De même que le contenu du film a été largement affecté par les conditions du tournage, l’interprétation que nous pouvons en faire aujourd’hui est affectée par le contexte dans lequel nous vivons.

Premier degré d’interprétation : rapprocher la problématique du film de celle du Club de Rome, la même année (1972), avec son rapport sur les limites de la croissance. Il était déjà acquis que la consommation sans limite, le prélèvement exagéré des ressources, la focalisation sur les biens matériels, conduiraient à une impasse, une certaine forme d’autodestruction. L’aveuglement de la fin du 20ème siècle peut être comparé à la dérive d’Aguirre. Tandis que les conquistadors (Pizarro, Ursua) restaient fidèle au roi d’Espagne malgré leur avidité, Aguirre voulait l’or et la souveraineté pour lui-même. Il n’est pas plus fou que ceux qui cherchent aujourd’hui à tout prix la croissance, la croissance, la croissance (l’or des temps post-modernes). Il n’est pas plus délirant que ceux qui imaginent pouvoir s’approprier tous les biens de la terre. Il n’est pas le seul à appeler sur sa tête et sur celle de ses contemporains la colère de Dieu – transmutation de sa propre violence.

Second degré d’interprétation : c’est la souveraineté comme telle qui apporte le malheur, la destruction. Elle conduit à rabattre le monde extérieur sur ses fantasmes. Elle enferme dans un silence qui n’est rien d’autre que sa surdité. Les délires de souveraineté ne sont pas morts. Ils animent les Etats-nations, les ensembles géopolitiques, les majorités et les minorités. Chacun croit se défendre, mais tous aboutissent à l’autodestruction. 

  1. Cette cité fictive aurait été inventée par les Indiens eux-mêmes pour piéger les conquérants. ↩︎
  2. Conquistador ayant effectivement existé, né en 1526. Il a été assassiné par Lope de Aguirre le 1er janvier 1560. Il est interprété dans le film par Ruy Guerra. ↩︎
  3. Werner Herzog raconte que, très jeune, quand il a vu Kinski pour la première fois, il a su que son destin était de faire des films, et de le prendre pour acteur. ↩︎
  4. Il a fait la chronique d’une autre expédition, entre 1540 et 1542, à Orellana. ↩︎
  5. Nappes de synthétiseur soutenues par des choeurs. Le groupe Popol Vuh, dont le nom vient d’un manuscrit sacré des Indiens du Guatemala, a été fondé par Florian Fricke, ami d’Herzog. ↩︎
  6. Le film a été tourné sur les monts qui bordent le Machu Pichu, jusqu’à 3000 mètres d’altitude. ↩︎
  7. Il s’agit de l’Urubamba et de l’Huallaga, pendant la saison des pluies. L’équipe vivra plusieurs semaines sur des radeaux qu’elle construit elle-même, loin de toute ville et de tout confort. Les techniciens devaient y travailler, simplement attachés par les poignets. ↩︎
  8. La fatigue et la souffrance des personnages reflètent la fatigue et la souffrance des acteurs : 270 Indiens des Andes qui ne parlent que le quetchua, sommeil à 450 dans une bâtisse,  ↩︎
  9. Parallèlement, Herzog a changé plusieurs fois le scénario en fonction des événements intervenus dans le tournage : une crue de six mètres, la rencontre d’un joueur de flûte sur la place d’un village. ↩︎
  10. Kinski a voulu, de même, organiser la révolte contre Werner Herzog metteur en scène. ↩︎
  11. Dans cette scène, les soldats fixent tous la caméra, comme si un photographe était présent pour l’immortaliser. ↩︎
  12. S’il parlait, il légitimerait le pouvoir d’Aguirre. ↩︎
  13. Etrange anticipation du prochain film avec Klaus Kinski, Fitzcarraldo↩︎
  14. Klaus Kinski a été accusé par sa propre fille, Lola, de l’avoir violée. ↩︎
  15. Le véritable Lope de Aguirre est mort le 27 octobre 1561 à Barquisimeto, au Venezuela. Célèbre pour sa cruauté et sa révolte contre le roi Philippe II, il était surnommé El Loco (le fou). Avant que sa tête soit tranchée et exhibée sur la place d’El Tocuyo, il avait semé la terreur dans la ville de Valencia, avait fait massacrer 66 de ses propres hommes, deux prêtres et quatre femmes. C’est lui-même qui a poignardé sa fille avant de succomber sous les balles. ↩︎
  16. Le moine l’écrit dès le départ dans son journal : « Je suis certain qu’Aguirre nous mène à la mort, même si j’ignore s’il le fait à dessein ». ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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