Le dernier Nabab (Elia Kazan, 1976)

Dernier roman, dernier film, dernier producteur, dernière scène, et tout reste dans l’inachèvement

Le dernier Nabab est le dernier film d’Elias Kazantzoglou (1909-2003)1, qui fut producteur, metteur en scène, écrivain et acteur dans le cinéma américain sous le nom d’Elia Kazan. C’est lui qui a décidé que ce film serait le dernier, alors qu’il lui restait 27 ans à vivre. Il l’a titré Le dernier Nabab, comme si son personnage Monroe Stahr (interprété par un Robert de Niro en début de carrière2) devait être le dernier producteur d’Hollywood. Son producteur effectif était Sam Spiegel (1901-1985), lui aussi en fin de parcours, puisque ce film, financé selon une démarche économique classique éloignée de ce qu’on appellera plus tard le Nouvel Hollywood3, allait être son avant-dernier4. Le film s’inspire d’un roman inachevé de F. Scott Fitzgerald (1896-1940), son dernier roman puisqu’il ne sera publié qu’en 1941, après sa mort. Jeanne Moreau (1928-2017), qui joue Didi, une star vieillissante interprétant l’un de ses derniers films, portait déjà sur elle les marques du vieillissement (elle approchait les 50 ans). Le film met en scène les derniers jours de pouvoir du producteur Monroe Stahr, dans un studio commandité par un homme beaucoup plus âgé, Pat Brady (avatar d’un autre producteur, Louis B. Mayer, 1884-1957), interprété par Robert Mitchum (1917-1997), qui n’était pas encore tout à fait en fin de carrière – mais presque. F. Scott Fitzgerald est représenté comme un écrivain en fin de course, incapable de s’adapter, tandis que le producteur qui l’a inspiré pour le personnage de Monroe Stahr, Irvin Thalberg (1899-1936), qui tenait à contrôler tous les aspects des films qu’il produisait sans jamais figurer figurer au générique (ou presque), est mort prématurément. Le film se termine par un Robert de Niro s’évanouissant, lentement, dans l’obscurité, comme si Elia Kazan (le réalisateur, pas la personne) avant choisi, dès à présent, de faire le deuil de lui-même5.

Ce film, réalisé sur commande, sera un échec, et Kazan regrettera de l’avoir réalisé. Dans ses Mémoires, il affirme que le livre de Fitzgerald n’aurait jamais du quitter les bibliothèques – ce qui ne réduit pas l’importance, pour lui, du film renié, car c’est en tournant la dernière scène qu’il aurait décidé d’en faire son dernier film, à lui. Il tentera certes, en 1989, après son installation en France, de réaliser un autre film, Au-delà de la mer Egée (qui aurait été la suite d’America America, sorti en 1963), mais ce sera un échec6, il ne pourra jamais se dégager de la malédiction de la dernière scène du Dernier Nabab. Au-delà de l’histoire d’amour quelque peu tortueuse, du jugement sévère porté sur les studios ou de la tentative de réhabilitation du syndicaliste rouge, il s’est rallié au dénouement que son producteur et son scénariste, Sam Spiegel et Harold Pinter, lui avaient imposé. C’est comme s’il avait subi le même sort que le réalisateur du film (dans le film), licencié brutalement par Monroe Stahr, sans même avoir le temps de récupérer sa veste. Tout cela conduit à un sentiment de gâchis, de carence, d’incomplétude, symbolisé par l’inachèvement de la maison que Monroe Stahr se fait construire au bord de la mer. Cette maison sans toit n’aura servi que pour une nuit d’amour, sans plus, et Elia Kazan n’aura réalisé ce film supplémentaire que pour se retirer définitivement du cinéma. 

  1. Ses parents, grecs de Turquie, ont émigré aux USA quand il était âgé de 4 ans. À l’époque du film, à l’âge de 67 ans, il était encore marié à Barbara Loden, réalisatrice de Wanda (1970), qui mourra en 1980. ↩︎
  2. Taxi Driver, de Martin Scorsese, où Robert de Niro joue aussi le rôle principal, est sorti la même (1976). En 2010, Martin Scorsese reconnaîtra sa dette à l’égard d’Elia Kazan dans A Letter for Elia↩︎
  3. Ce cinéma, inscrit dans la contre-culture, se caractérise par la prise de pouvoir des réalisateurs au sein des grands studios et la représentation de thèmes jusqu’alors tabous comme la corruption des pouvoirs politiques, la sexualité, la violence ou le massacre des Indiens. On y trouve Brian De Palma, Dennis Hopper, Francis Ford Coppola, George Lucas, Martin Scorsese, Michael Cimino ou Steven Spielberg. Il est significatif que Martin Scorsese réalise son premier grand film, Taxi Driver, au moment même où Elia Kazan réalise son dernier, avec le même acteur principal : Robert de Niro. ↩︎
  4. Avant Trahisons conjugales, de David Hugh Jones (1983), dont le scénario a été proposé par Harold Pinter, qui est aussi l’arrangeur du Dernier Nabab↩︎
  5. Ne pouvant faire le deuil de sa femme disparue, Monroe Stahr finit par faire le deuil de lui-même; ↩︎
  6. Dû notamment au retrait de Juliette Binoche. ↩︎
Vues : 6

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

Vous aimerez aussi...

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *