Un Secret (Claude Miller, 2007)

Un frère mort, disparu, peut gouverner une vie et aussi induire une pensée spectrale, supplémentaire : la déconstruction

Ce film, inspiré par une histoire vraie, peut être pris à différents niveaux. Je propose une interprétation focalisée sur la question du frère mort, en la rapprochant de ce que dit Jacques Derrida de son propre clivage lié à l’existence d’un frère presque jumeau, disparu peu avant qu’il ait été lui-même conçu.

François est le résultat d’un croisement, d’un chiasme entre deux couples : son père Maxime survit à une première femme (Hannah) victime de la Shoah, et sa mère Tania survit à un premier mari mort du typhus. Les deux survivants ont un point commun : le sport. Ils se marient et donnent naissance à François, auquel ils cachent la vérité, y compris l’existence d’un demi-frère, Simon, fils de Maxime et de Hannah. Ce frère mort, disparu, fantôme, habitera les rêves de François jusqu’à l’âge de 15 ans, quand une voisine lui racontera la véritable histoire. 

Avant de devenir psychanalyste, de se confronter professionnellement et institutionnellement à l’étrangeté, François aura vécu, en lui-même, les deux enfances. C’est le point commun avec Jacques Derrida tel qu’il se raconte. Lui aussi a eu un frère, mort très jeune un an avant lui, dont on lui a longtemps caché l’existence, et dont il explique à l’âge de 59 ans dans Circonfession qu’il a habité non seulement ses rêves, mais aussi sa philosophie, sa théorie (tous les bords de son œuvre). Au commencement, Dieu créa la duplicité, pourrait-on dire à propos de la pensée derridienne. Plus d’une notion est liée à cette duplicité fondatrice : la différance, l’hymen, la dissémination, etc… On lui a beaucoup reproché sa façon d’être toujours à l’intérieur et à l’extérieur d’un système. Est-il freudien ? heideggerien ? levinassien ? Réponse : les deux (les trois, voire plus). Il n’est ni indécidé, ni hésitant, il est à la fois dedans et dehors. Et s’il en est ainsi, c’est parce que cette duplicité s’est nouée avant même l’origine, comme elle s’est nouée pour François avant sa naissance.

Cette posture dedans/dehors est aussi celle de François. Il est le jeune intellectuel chétif, malingre, aussi différent que possible de ses parents, et il est aussi Simon, son frère mort sportif, sûr de lui et habitant sans souci la lignée paternelle. Il est cet enfant baptisé, muet sous la culpabilité, incapable de parler à son grand-père, et il est aussi ce Juif fier, libre et droit devant la critique.

On retrouve, dans la position occupée par Hannah et Simon, le thème de l’effacement. Dès le premier matin du langage, la trace disparaît irrémédiablement (comme Simon), le personnage est confronté à sa propre disparition, c’est-à-dire au rien. Mais justement, c’est ce rien qui lui donne la curiosité de connaître, d’avancer et d’en ajouter toujours plus. Pour qu’il y ait du supplément, concept derridéen s’il en est, il a fallu d’abord l’effacement. La révélation du secret n’y change rien. Elle ne fait pas revenir les disparus, ni Hannah, ni Simon, ni la majorité des convives qui assistaient au mariage de 1936.

Dans le film, Hannah et Simon sont arrêtés pendant l’été 1942. A ce moment-là précisément, le jour de la rentrée scolaire, Jacques Derrida est expulsé de son lycée. Ses parents l’inscriront dans un lycée juif où il ne mettra jamais les pieds : une année d’école buissonnière qui structurera son identité. Exclu comme Juif, il ne rejoint pas la communauté des juifs, mais ne renie pourtant pas son judaïsme. Il expliquera plus tard qu’un héritage n’est pas imposé : on le choisit. Ainsi François choisit-il d’avoir deux mères et plus d’un père. Il ne résoud pas ses contradictions, il vit avec tout ça qui vient en-trop, avec ces fantômes.

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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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