Paul Sanchez est revenu! (Patricia Mazuy, 2018)

On ne peut ni s’approprier une signature, ni usurper un nom innocemment

Ça ressemble à un film policier, mais c’est une histoire de ventriloquie, d’identification, de glissement incontrôlable des identités. Tout est déjà dans le titre : Paul Sanchez est revenu!. Est-il vraiment revenu ? Et qui ? Et quoi ? S’il s’agit d’une personne, d’un être réel, on reste dans l’incertitude. La seule chose absolument sûre, qui est le thème du film, c’est que le nom est revenu. Dès qu’il est prononcé, la jeune gendarme (Marion, dite aussi par tous les critiques la gendarmette) est fascinée par ce nom, dont elle ne sait rien. Le vendeur de piscines, Didier Gérard, est remué, bouleversé. Le nom lui fait quelque chose, il faut qu’il en fasse quelque chose, et cela passe par la destruction de sa propre identité. La force du film est là, dans le pouvoir, la puissance du nom.

Le plus probable, c’est que tout soit parti d’un faux signalement, d’une erreur. Quelqu’un a cru reconnaître Paul Sanchez, et le bruit a couru. C’est lui! Le nom a circulé dans les airs et sur les ondes. Didier Gérard avait des raisons de s’identifier : lui aussi a une femme insupportable, des enfants qui lui pèsent, un boulot qu’il déteste. Certes il n’est pas un tueur, il chercherait même à faire plaisir à sa femme en lui procurant une belle voiture. C’est le point de départ. Il est obligé, pour se déplacer, d’utiliser sa voiture de service, tandis qu’elle doit, probablement, prendre l’autobus ou rester à la maison. À partir de là, il y a deux versions :

  • La version calculée : Et s’il se faisait passer pour Paul Sanchez ? Et s’il volait de l’argent en mettant ce vol sur le dos de Sanchez ? On cherchera Sanchez, et lui, on ne le retrouvera jamais. Il faut faire croire à la police que Sanchez est revenu. Gérard se sert du nom, il le prend à son compte, il l’instrumentalise. Quand on signe Paul Sanchez, la signature produit de l’effet, c’est autre chose que Didier Gérard. Ça attire l’attention de la police et des médias. C’est ce que pense Gérard qui ignore Marion la gendarmette, petite Marie, jeune femme naïve, ambitieuse et passeuse, la figure chargée de rendre crédible le n’importe quoi venu de l’autre.
  • La version folle, sans calcul. C’est comme un automatisme, un délire, une folie. Depuis longtemps, Gérard a envie de tuer sa femme, de se débarrasser de ses gosses, de larguer son boulot, et il se prend vraiment pour Paul Sanchez. Une vraie folie mais fragmentaire, passagère. Un peu plus tard l’accès de folie s’arrêtera, il saura qui il est, il se rappellera qu’il n’est pas Paul Sanchez. Mais il ne peut pas se retenir. Sa hargne, sa frustration, s’évacuent sans qu’il puisse les interrompre. Il téléphone au journaliste sans même chercher à se cacher, ou à peine. De toutes façons tout le monde le connaît dans la région, il est Didier Gérard, le vendeur de piscines. Sa vie à lui est difficile, il manque d’argent, et les clients pleins aux as qui cachent des fortunes en espèces dans leur coffre-fort, il les hait. Sa vie le dégoûte, elle l’écœure, il veut sortir de tout ça. L’idéal pour lui, ce serait de laisser un paquet d’argent à sa femme et de fuir sous une autre identité ou sans identité du tout. Il réduit ses papiers en cendres en espérant laisser les autres se débrouiller avec le nom de Paul Sanchez. 
  • Il y a encore une troisième version : que Gérard soit vraiment le vrai Sanchez, qui serait resté sur place et aurait refait sa vie avec une autre femme et un autre emploi – hypothèse tellement invraisemblable qu’on ne la prend pas en considération. 

Pourquoi, dans le film, Didier Gérard doit-il mourir ? Quel est son crime ? Il a usurpé l’identité d’un criminel, il s’est mis à sa place, et donc il doit payer pour lui. C’est le prix de la substitution. Mais s’il fallait vraiment le juger pour ce qu’il a fait, que trouverait-on ? Usurpation d’identité, vol de voiture, vol d’argent liquide accompagné de menaces, guère plus. Il y aurait de quoi le condamner, mais ce ne serait pas bien méchant, car la dispute avec sa femme, vers le fin du film, était purement verbale. Gérard a agi dans le chaos des improvisations. Il n’a rien prémédité. Les armes lui sont arrivées par hasard : d’abord le fusil des chasseurs, puis le pistolet du gendarme-chef. Il ne méritait certainement pas la mort, et pourtant, dans la logique du film, la mort était inéluctable. Pourquoi ? Hypothèse : son principal crime, celui qu’il a trop bien réussi, c’est le vol de nom. 

Comment fait-il pour imiter aussi bien Paul Sanchez ? Tout se passe comme si, avant même cette aventure, la signature était déjà inscrite, encryptée (au sens de Nicolas Abraham et Maria Torok) dans son fonctionnement mental. Dix ans plus tôt, il habitait déjà dans la région, et il a certainement entendu parler de cette histoire. Le nom de Sanchez, son signifiant, son spectre ou sa trace, se sont installés quelque part dans son cerveau. Sinon, il ne les aurait pas reconnus à l’écoute de la radio. La décision est venue instantanément. Il a hérité de ses mots, ses fantasmes, ses crimes, et aussi de sa dette. Personne ne l’a forcé : c’est venu de lui. Peut-être était-il déjà encore plus Paul Sanchez que Didier Gérard. Peut-être avait-il déjà, avant cet épisode, contresigné le meurtre. Quand il signe du nom de Paul Sanchez, il ne ment pas, puisque la signature, en lui, le hante; et quand il affirme qu’il est Didier Gérard, il ne ment pas non plus, c’est bien ce qu’il est dans la vie courante. L’hantologie et l’ontologie ne se croisent pas nécessairement. Comment les gendarmes comprendraient-ils quelque chose à ce qui n’est pas une affaire de police ? Comment auraient-ils accès à ce qui, même pour lui, reste un secret ?

Il y a dans le film un second centre, un personnage énigmatique, la gendarmette Marion. C’est elle qui, par son corps, fait le lien entre le journaliste auquel Didier Gérard s’adresse et la gendarmerie. Pourquoi se sent-elle concernée dès le départ ? Pourquoi doit-elle, absolument, s’engager dans la recherche de Sanchez ? Chaque décision s’impose à elle dans la plus grande improvisation, mais sans hésitation. Elle fait l’amour au moment même où (par hasard) le pseudo Paul Sanchez appelle le journaliste; et elle fait son jogging dans les bois au moment où (par hasard) Didier Gérard a volé un fusil et est parti se cacher sur le rocher de Roquebrunne. Il fallait bien que quelque chose soit, chez elle aussi, déjà inscrit quelque part. Il se pourrait que ce soit la raison même pour laquelle elle s’est engagée dans la gendarmerie puisqu’après l’événement, elle s’en dégage. Mais voilà, ce secret-là, le film le protège. S’il y a de l’inavouable dans le film, il est plus en Marion qu’en Didier.

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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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