De nos Jours (Hong Sang-soo, 2023)

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Si ni la vie, ni l’amour, ni la vérité n’ont de sens, alors il faut s’en retirer, dans la vraie vie comme dans le jeu d’acteur – c’est triste, on en pleure

Le film tourne autour des confidences de deux personnages dont on devine qu’ils ont peut-être été en relation l’un avec l’autre1 : le poète Uiju qui porte le nom de Hong (Hong Uiju), comme le cinéaste, poète qui connaît, selon un intertitre, « une influence grandissante chez les jeunes » (quoiqu’il se déclare peu lu), et Sangwon, actrice qui vient de prendre la décision de changer de métier2. Ils sont indépendants l’un de l’autre malgré quelques points communs : amour de la guitare, façon d’épicer3 les ramyuns (nouilles locales), exigence d’authenticité dans la vie. Tous deux expliquent leur position en répondant aux questions d’une personne voulant devenir acteur (Jaewon) pour le premier ou actrice (Jisoo)4 pour la seconde. Dans les deux cas, un troisième personnage est impliqué : une jeune étudiante qui réalise un documentaire au sujet du poète (Kijoo5), une amie d’enfance (Jungsoo6) qui héberge l’actrice sur le point de renoncer à sa carrière – qu’on devine brillante. A sa manière, chacun exprime une certaine forme de détachement : retrait du monde (en général) pour le poète, retrait du monde du spectacle pour l’actrice7. Le poète, habitué à boire et fumer, commence la conversation devant un verre d’eau8 puis revient à ses addictions, tandis que l’ancienne actrice persiste : elle ne veut pas continuer à faire ce métier, elle suit des cours pour devenir architecte. Le film explore ces deux positionnements (différents).

Comme toujours chez Hong Sang-Soo, les conversations autour d’une table occupent la plus grande partie du film, avec quelques anecdotes apparemment banales : l’amie de Sangwon, Jungsoo, perd son chat9, puis le retrouve, les compagnons de table de Uiju acceptent du jouer au jeu pierre-papier-ciseaux, ce qui les oblige à se saouler eux aussi10, puis se retirent brusquement. Tout cela n’a l’air de rien mais devient, à l’analyse (après-coup), aussi cohérent qu’un cours de philosophie. Comment renoncer aux faux-semblants de la vie et revenir à ce que Francis Ponge aurait nommé la chose même ? Question simple mais choix difficiles et divergents. Malgré ses problèmes de santé, le vieux poète privilégie l’alcool et la cigarette, sans lesquels il serait incapable d’écrire, aux valeurs qui prévalent dans la société. Voici comment il s’applique à répondre (sans se défiler) aux trois questions apparemment puériles11 du jeune acteur12 :

  • Qu’est-ce que la vie ? Qu’est-ce que c’est que vivre ? – Il y a beaucoup de réponses dans les livres, mais toutes sont fausses. Nous sommes maladroits, immatures et incomplets. Quand nous sommes pris dans la vie, nous ne savons pas ce que c’est que vivre, et nous ne saurons jamais, tant que nous vivrons. 
  • Qu’est-ce que l’amour ? Est-ce qu’on en a vraiment besoin ? – Si tu étais vraiment amoureux maintenant, je peux être sûr que tu ne me demanderais pas ce que c’est que l’amour. 
  • Et la vérité ? Qu’est-ce que la vérité ? – Tu demandes toujours la même chose. Ce qu’on appelle la vérité est une réponse fausse. Nous errons entre des réponses fausses. Nous ne sommes pas capable de découvrir la vérité, car elle n’existe pas vraiment. 
  • Alors ce qui existe n’a aucune signification ? – Est-ce que ça ne peut pas seulement exister ? Ce que nous devrions faire, c’est remercier pour les petites choses, le mieux que nous pouvons. Apprécier ce qui est devant nous et remercier. C’est tout. Ne cherche pas le sens, c’est de la lâcheté. Saute dans l’eau, tout simplement. N’essaye pas de comprendre avant d’avoir sauté.

Hong Uiju a choisi de se retirer de la vie, de l’amour, de la vérité. Il rompt avec toutes les obligations sociales, y compris la santé. Après cette évacuation (poétique), il ne reste dans son monde que des choses et des mots. Jaewon, son jeune visiteur, savait qu’il ne commencerait vraiment à parler que quand il serait alcoolisé, alors il le fournit en alcool. Pendant ce temps, la jeune femme, Kijoo, filme. Le temps de réponse aux questions est un temps social, assumé. Puis Uiju demande qu’on arrête la caméra, il offre encore à boire et propose qu’on joue au jeu Pierre – Papier – Ciseaux13, un pur jeu de hasard qui forclot tout raisonnement, tout sens, tout discours. C’est la mise en pratique de sa pensée, insupportable pour les deux jeunes, qui finissent par s’enfuir. L’éthique du poète est aussi simple (voire simpliste) que dure, trop exigeante pour eux : manger, boire, pratiquer des jeux de hasard, sans que cela n’ait aucun sens. Le poète fait cadeau à Kijoo d’une guitare qu’on lui a offert (don inconditionnel, sans contrepartie) et se saoule au whisky Red Label14. Solitaire, il fume sa clope sur son balcon miteux, entouré de toits sans grâce. Personne ne le suit sur ce chemin d’ermite, pas même Sangwon, et éventuellement quelques lecteurs, qui sait ?, mais il ne les connait pas et n’a pas de relation avec eux, pas plus qu’avec sa propre fille. 

Quand Jisoo lui demande de lui transmettre son expérience d’actrice, Sangwon répond : « Le plus important est l’honnêteté. Ce que vous pensez être le moi est tellement enveloppé : les habitudes, les préjugés, les images, les peurs, des choses comme ça. Avec le temps, vous arrivez à faire ressortir les figures bien connues, populaires, que les gens aiment. Vous pouvez vous en servir 100 ou 1000 fois, mais un jour ou l’autre leur vide se révèle. C’est comme ça que ça se passe. – C’est comme ça que vous le ressentiez ? – Aucun film ne m’a permis de faire ce que je voulais. Les gens avaient tout décidé sur tout. On peut être honnête ou bien leur donner ce qu’ils veulent, mais on ne peut pas faire les deux en même temps. Les gens demandent un certain genre de figure. Je les prépare, je les réalise, le cinéaste en choisit une comme il aime, et après je ne peux pas faire autre chose. C’est comme ça que ça se termine. Alors tous les jours je me dis à moi-même : « Il faut en finir ». – C’est pour ça que vous partez ? – En partie. J’ai rencontré quelqu’un, et cette personne m’a inspirée15. Je suis allée à son lieu de travail, je l’ai vu travailler, et en le regardant j’ai senti ce qu’était un véritable travail. Le jeu d’acteur a perdu toutes ses couleurs. Mémoriser chaque jour des dialogues ridicules écrits par d’autres, croire que je suis une authentique actrice, tout d’un coup tout ça est devenu vide. J’ai perdu tout intérêt pour ça. Mon énergie s’est épuisée. J’ai commencé à étudier l’architecture, l’esthétique architecturale. Ça a été dur, ça aussi. Je n’aurais pas du me précipiter, je me suis battue pendant un an pour rien. Tout était difficile, même le langage. Je ne comprenais pas les mots qui étaient prononcés dans la classe. Tu pleures ? – Non. – Vraiment ? – Non. – Tu as pitié de moi ? – Ça doit avoir été très dur pour vous. – Tu pleures facilement!16 »

Tandis que la jeune fille continue à pleurer, Sangwon se retire, elle aussi, de la discussion17. Hong Uiju s’est retiré du monde (en général), mais Sangwon ne récuse que la position d’acteur : il ne s’agit pas pour elle de quitter le monde, mais au contraire d’y revenir. Le même souci de la chose même pousse le poète à renoncer à la vie, à l’amour, à la vérité, et l’ancienne actrice à renoncer à l’imitation de la vie, l’amour, la vérité. 

Le film est ambivalent. Il suggère un départ, un sacrifice des positions sociales qui ressemble à un suicide; mais ce sacrifice est en même temps une réalisation de soi. La jeune génération interprète ce retrait comme une renonciation au bonheur : Jisoo pleure, tandis que Jaewon et Kijoo trouvent un prétexte pour quitter le domicile du vieil homme. Ils admirent la rigueur et la droiture des deux personnages, mais ne sont pas prêts à les suivre. Méfiants devant les excès d’alcool liés à des excès de sincérité ou d’honnêteté, effrayés par les piments rouges et les jeux de hasard, ils préfèrent rester où ils sont, avec leur guitare et leur chat, dans la cité, la vie sociale, professionnelle et familiale. Le couple d’artistes, à l’écart, poursuivra son chemin et fera d’autres films.

  1. Le vieil homme déclare qu’il a perdu tout contact avec sa fille, ce qui conduit à se demander si le second personnage ne serait pas la dite fille. ↩︎
  2. Ces personnages sont joués par les deux acteurs principaux de Hong Sang-soo, Kim Min-hee, avec laquelle il vit, et Ki Joo-bong, qu’il a voulu réunir dans le même film. ↩︎
  3. Avec du gochujang, une pâte de piment rouge. ↩︎
  4. Une cousine qui revient d’un voyage au Brésil. ↩︎
  5. L’actrice qui l’interprète est, dans la vie réelle, une ancienne étudiante de Hong Sang-soo. ↩︎
  6. Dont le métier n’est pas étranger au contenu du film (revenir vers le plus concret, le plus fondamental, sur lequel on puisse s’appuyer) : elle fabrique des chaussures de toutes sortes, de toutes couleurs, entre lesquelles elle a du mal à choisir. ↩︎
  7. Ce positionnement est à rapprocher de celui de l’actrice elle-même, Kim Min-her, qui a renoncé au cinéma commercial pour ne jouer que dans les films de Hong Sang-soo. Celui-ci étant déjà marié, la relation de couple qui s’est instaurée entre eux, malgré la différence d’âge, a pu choquer en Corée. ↩︎
  8. Sa tendance à l’alcoolisme et ses problèmes de santé sont probablement proches de ceux du réalisateur Hong Sang-soo, ce qui confirme la dimension autobiographique du film. ↩︎
  9. Le chat s’appelle « Nous », allusion au titre du film en coréen qu’on peut traduire par : « Le jour de nous ». C’est le jour du chat en tant qu’il symbolise la chose même, qui ne cesse de manger comme Uiju ne cesse de boire. Jungsoo est follement attachée à ce chat, comme Uiju est follement attaché à l’alcool. Le « nous » dont il est question n’est pas celui d’une communauté, c’est au contraire le symptôme d’une défaillance, d’une incapacité à vivre en société. ↩︎
  10. A chaque itération du jeu, le perdant doit boire un verre d’alcool. ↩︎
  11. Il arrive que la naïveté feinte soit destinée à faire parler l’interlocuteur (dans le cas particulier, ça marche); mais il est aussi possible que le jeune homme soit vraiment naïf, voire assez stupide. ↩︎
  12. L’ironie du réalisateur s’exprime dans les intertitres : « Le poète a de plus en plus envie d’alcool ». ↩︎
  13. Le perdant doit boire un verre d’alcool. Apparemment le poète ne perd jamais à ce jeu. C’est un moyen pour lui de faire boire les autres, c’est-à-dire de pousser les autres à réduire, comme on dit, leurs défenses. ↩︎
  14. Une marque de cosmopolitisme. ↩︎
  15. Le film retrace et réitère la rencontre la rencontre entre Hong Sang-soo et Kim Min-her.  ↩︎
  16. Déjà, Jungsoo s’est écroulée en larmes sur son parquet à la suite de la fuite du chat. ↩︎
  17. En justifiant le choix du personnage Sangwon, l’actrice Kim Min-hee justifie son propre retrait du cinéma commercial. Devenue productrice des films de son partenaire Hong Sang-soo, on devine qu’elle a peut-être quelques regrets, qu’elle a elle-même envie de pleurer. On trouvait déjà cette dimension autobiographique dans le film La Romancière, le Film et le Heureux Hasard (Hong Sang-soo, 2022). ↩︎
Vues : 1

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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