First Cow (Kelly Reichardt, 2019)

Au-delà de tout calcul, une promesse d’amitié peut enjamber deux siècles

Le film commence à notre époque. Au bord du vaste fleuve Columbia, une jeune femme, alertée par son chien, découvre deux squelettes couchés l’un près de l’autre, se tenant la main. La scène est brève, elle ne dure que quelques minutes. Avant le flash-back1, on a déjà compris que ces deux squelettes ne sont pas là pour rien, ils nous envoient un message. Lequel ? L’énigme tourne autour de la relation entre deux hommes, King-Lu et Otis « Cookie » Figowitz. Le premier apparaît nu et tremblant dans la végétation, et le second désemparé parmi les trappeurs. Le premier est un immigrant, et le second un orphelin. Le premier a été chassé par une bande de russes, et le second, incapable de nourrir les chasseurs2 avec lesquels il voyage, est sur le point de l’être. Ils se rencontrent dans le noir, à demi-mot, mais s’entendent d’emblée. Le premier dissimule le second dans le convoi des trappeurs, puis le second recueille le premier dans sa cabane du Royal West Pacific Trading Post3. On a déjà compris que c’était une histoire d’amitié4.

Les deux hommes apportent à la colonie la chose la plus rare : de la bonnenourriture, c’est-à-dire de la nourriture qui contient de bons ingrédients. Il faut pour cela du lait qu’ils dérobent au chef de la colonie (Chief factor, une sorte d’administrateur général) qui vient tout juste de réceptionner une vache, une seule, la seule de la région. Devant quelques biscuits, les hommes les plus brutaux se font doux et vulnérables, et le Chief factor qui s’interroge par ailleurs sur le nombre de coups de fouet nécessaires pour mater un mutin5, est pris d’une intense émotion6. C’est alors que se produisent deux événements, deux glissements qui vont conduire à l’échec final : par appât du gain, les deux amis fabriquent de plus en plus de biscuits, ce qui les oblige à voler, la nuit, de plus en plus de lait; et à cause d’un militaire de passage, le Captain, le Chief factor commande un gâteau spécial, un clafoutis aux myrtilles. Alors que tout le monde fait la queue pour manger le délicieux biscuit, personne ne goûtera finalement le clafoutis7. Contrairement au beignet, celui-ci ne tient pas sa valeur de son goût, mais du prestige qu’il procure8, et le Captain, devinant l’origine du lait, dénoncera les voleurs.

Il ne se passe pas grand-chose dans le film, que des événements ordinaires, quotidiens. Les deux amis semblent étrangers à toute virilité. Ils tiennent ensemble la maison, font le ménage, la couture, la cuisine, et n’ont pas l’air de s’intéresser aux femmes. Cookie s’adresse à la vache comme à une amie9, il lui raconte ses recettes, la caresse, lui parle avec empathie10. L’amitié n’est pas symétrique. Il y a Cookie le cuistot, adroit de ses mains, qui cueille soigneusement les girolles, les dépose délicatement dans un linge, remet sur ses pattes un lézard, apporte un bouquet de fleurs, et King-Lu le commerçant ambitieux qui prend la plupart des décisions, grimpe en haut de l’arbre pour surveiller les environs, rêve de faire fortune et insiste pour produire le plus possible. Mais cela ne suffit pas pour entamer leur amitié doublement scellée dans l’obscurité d’une rencontre et par la traite nocturne de la vache. Autour d’eux, un petit peuple de personnages secondaires complète le tableau : vieillard balayant devant sa porte, homme en barque sur le fleuve, jeune fille portant des seaux d’eau, etc. Une amitié de ce genre ne peut se stabiliser que dans un environnement bienveillant, à distance des pouvoirs.

Le fait d’avoir montré les squelettes au début du film tue le suspense – on sait que les deux personnages, les deux amis, vont mourir, mais on n’en connaît pas les circonstances. Cookie, blessé à la tête, ne peut plus courir, ni même marcher. Arrivé au bord de la rivière Columbia, il se couche pour se reposer. Il fait sombre, c’est le crépuscule. Il semble s’endormir, à moins que déjà, il ne meure. Son compagnon King-Lu jette un coup d’œil sur la petite fortune accumulée dans un sac, dit à son compagnon : We’ll go soon, I’ve got you, et s’endort. Quand le film se termine, on peut faire toutes les suppositions, on peut imaginer que King-Lu s’est laissé mourir ou qu’il a été tué, que quelqu’un s’est emparé de leur argent11. L’important est que, beaucoup plus tard, dans une fiction inventée au début du 21ème siècle, on ait donné la première place à ces héros-anti-héros de western-anti-western. Tout se passe comme si nous (réalisateur et spectateurs) avions enjambé la longue période du capitalisme triomphant, l’univers du calcul représenté par le Chief factor et son ami-ennemi le militaire, pour nous retrouver au même point que les deux amis solitaires. Le prodigieux développement matériel et humain s’efface, et d’eux, il ne reste presque rien, sauf une promesse. Nous allons partir, je n’ai pas besoin de cet argent, je t’ai, toi dit King-Lu. La grâce d’un film, c’est de donner corps à cette promesse, promesse d’aujourd’hui qu’il faut honorer.

  1. L’histoire se passe dans les années 1820 en Oregon. ↩︎
  2. La grande richesse de l’époque, dans les forêts de l’Oregon, était la peau de castor. On croyait que les castors se reproduiraient indéfiniment, ce qui ne s’est pas confirmé. ↩︎
  3. Le fort Umpqua existe encore aujourd’hui, c’est un lieu de commerce, de passage. ↩︎
  4. Exergue de William Blake au début du film : « The bird a nest, the spider a web, man friendship » [Un nid pour l’oiseau, une toile pour l’araignée, l’amitié pour l’homme]. ↩︎
  5. Il ajoute : « Toute question qui ne peut être calculée ne vaut pas la peine d’être posée ». ↩︎
  6. Le chef évoque d’abord Londres, puis le quartier de South Kensington, et parvient enfin à citer la boulangerie d’où il croit que cette saveur provient. Cookie lui explique qu’il a appris sa recette à Boston. ↩︎
  7. Les domestiques et l’épouse du chef de poste, qui ont probablement remarqué depuis longtemps les vols nocturnes des deux amis, discutent en dialecte chinuk wawa et n’ont aucun intérêt pour le clafoutis. ↩︎
  8. Un prestige imaginairement associé à la ville de Paris. ↩︎
  9. Le moment où il voit la vache pour la première fois est aussi le moment où il sourit pour la première fois. ↩︎
  10. Kelly Reichardt a expliqué dans une interview que le tempo lent du film est lié au « regard innocent » de l’animal. ↩︎
  11. L’un des sbires du Chief factor se trouvé à proximité, armé d’un fusil. La jeune femme qui les découvre, deux siècles plus tard, ne trouve auprès d’eux aucune pièce de monnaie. ↩︎
Vues : 3

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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