« La belle Noiseuse » (Jacques Rivette, 1991)

Un film qui démontre l’impossibilité de l’art, et creuse son tombeau

Nicolas, peintre débutant, rêve de rencontrer son aîné, le Célèbre Edouard Frenhofer, qui vit reclus dans le midi de la France avec son épouse Liz. Par l’intermédiaire de Balthazar Porbus, un marchand de tableaux, il est introduit avec Marianne, sa compagne, dans la demeure de Frenhofer. Celui-ci les emmène dans son atelier et leur parle de La Belle Noiseuse, un tableau abandonné depuis dix ans, pour lequel Liz avait servi de modèle. D’un commun accord, ils décident que Marianne sera la nouvelle belle Noiseuse. Celle-ci se rebelle contre une décision prise sans elle, mais, le lendemain, elle se présente à la porte de la maison. Le tableau est enfin terminé après cinq séances de pose éprouvantes pour tous. Marianne est mise à nu, le peintre la soumet à des contorsions presque sadiques. D’une main qui n’est pas celle de l’acteur Michel Piccoli, mais celle du peintre Bernard Dufour, il multiplie les esquisses préparatoires, sur papier puis sur toile, où la plume grince, le fusain et le pinceau glissent. Tout se passe comme si l’œuvre se vengeait d’avoir été délaissée et remettait en cause l’apparent confort dans lequel tous baignaient, sans elle. Le tableau fini, Marianne a peur du résultat. Liz, qui avait suivi à distance son élaboration et vient le voir en catimini, reste fascinée et y appose sa marque. Finalement, le lien entre Frenhofer et sa femme est renforcé. Nicolas et Marianne se séparent. Le peintre soustrait son « chef d’œuvre » aux regards, y compris à ceux du spectateur du film, en le murant dans son atelier.

Edouard Frenhofer est un vieil artiste connu, Nicolas un jeune artiste (encore?) inconnu. Ils sont soutenus financièrement par le même amateur (Porbus) : un type assez naïf, chimiste, épileptique et apparemment juif (lehaïm!)1. La femme d’Edouard s’appelle Liz (Jane Birkin). Elle fut son modèle préféré, voire unique, pendant longtemps. Mais Edouard ne peint plus depuis qu’il a renoncé à dire le vrai (le vrai sur quoi ? Sur sa peinture ? Sur la peinture en général ? Sur le vrai en peinture ? Sur lui-même ?). Il ne peut pas peindre sans modèle. Il lui faut des femmes, des corps féminins, des personnes avec lesquelles entrer en relation. Ce pourrait être de la manipulation si cette relation n’était pas à double sens : un peu de manipulation perverse de son côté, un peu de sadomasochisme, une certaine fascination, et aussi un peu d’ouverture à l’inattendu, à ce qui pourrait arriver. C’est toujours cette relation qui, dix ans plus tard, fait tenir son couple avec Liz.

Nicolas est amoureux de Marianne, qu’il a sauvée du suicide trois ans auparavant. La jeune femme, interprétée par Emmanuelle Béart, ne vaut au départ que par sa beauté. Les choses démarrent par un contrat entre hommes : si Edouard réalise la Belle Noiseuse en prenant Marianne pour modèle, Porbus l’achètera et Nicolas pourra le voir. Le contrat semble clos, fermé sur lui-même. Marianne se trouve engagée à son corps défendant, sans avoir rien dit. Elle accepte pourtant cet engagement, ce qui veut dire qu’elle accepte sa position de femme. Quelle position ? C’est tout le problème du film. Objet du contrat, Marianne est aussi ce drôle d’objet qui s’appelle un modèle. Qu’est-ce qu’un modèle ? Est-ce encore une femme ? Un modèle est un corps qui pose, un corps généralement sans visage, sans vêtements, sans histoire, sans passé. Une modèle est une chose, un prétexte pour que le sujet, le peintre, accouche de la vérité, vérité qui peut être celle du peintre ou de n’importe quel spectateur. La femme qui sert de modèle accepte par construction une désubjectivation radicale. Sa récompense est généralement de l’argent, ce qui est le plus neutre et le plus supportable. Pour Liz, la récompense était de vivre avec l’homme qu’elle aimait, Edouard, et c’était déjà presque insupportable. Pour Marianne, la récompense est un cadeau empoisonné : dans le chef-d’oeuvre inconnu, elle devrait se voir telle qu’elle est, dénarcissisée, désubjectivée. C’est insupportable. Elle courra se réfugier aux chiottes, à la limite du suicide, et abandonnera Nicolas qui l’a rendue à la vie. Marianne est d’une certaine façon sacrifiée. À quoi ? Moins à l’art qu’à l’expérimentation masculine. Elle a accepté les termes d’un contrat léonin dans lequel la femme est l’objet d’un contrat entre hommes, et doit en payer le prix.

Edouard fabrique en quelques minutes une fausse Belle Noiseuse qu’il montre à Porbus, Nicolas, au public, et emmure la vraie. Il la scelle dans une crypte, un tombeau. Il faut la refouler, la cacher, la rendre invisible, la transformer en souvenir. Plus personne n’en parlera, ni lui, ni Liz, ni Marianne (qui ne lui adresse plus la parole). C’est un secret dit-il à Magali. Peux-tu garder un secret ? Magali ne s’engage pas vraiment, mais tant pis. Avec son tableau est enterré son personnage d’artiste et peut-être aussi tout ce qui faisait le sel de sa vie, son désir. Liz comprend cela parfaitement : elle inscrit une croix derrière le tableau, et désormais, s’ils couchent ensemble, ce sera dans un cercueil. Edouard renonce à tout prestige, considération, reconnaissance par autrui. Il ne cherche même pas à recouvrer l’estime de Liz, et ne rend à Marianne le goût de vivre que par accident. Grâce à lui, Marianne comprend que la pseudo-vie que lui propose Nicolas (la vie que Liz à vécue) est une tromperie. Vivre pour l’art, c’est vivre pour rien. Pour que la Marianne vivante puisse exister, il fallait qu’une autre Marianne, plus vraie, soit emmurée. Voilà qui est fait. Merci Edouard!

Le tableau restera caché pour le cinéspectateur et aussi pour le public, pour la postérité. Trois personnes l’ont vu : Edouard, Liz et Marianne (+ Magali, l’enfant, qui ne compte pas vraiment, comme le prouve le fait qu’elle, et elle seule, a trouvé le tableau beau). Trois personnes qui savent, auxquelles il faut ajouter Nicolas, qui n’a pas vu mais a deviné que le tableau qu’on a montré n’est pas le vrai et qui, lui aussi, à son façon, sait. Que savent-ils ? Que l’art de Frenhofer était une supercherie, que l’art véritable n’est pas montrable et accessoirement l’horreur du corps féminin non plus – ce que démontre aussi à sa façon l’art moderne.

Edouard Frenhofer a trouvé le moyen d’honorer le contrat sans respecter sa fermeture. Le tableau est livré, bien que ce soit un faux tableau, Nicolas le voit, bien qu’il n’en voie qu’un simulacre, et Marianne est sacrifiée à ce simulacre, qui est aussi une renaissance. Pour Edouard, le bénéfice est double : il s’est prouvé à lui-même qu’il pouvait encore peindre la belle Noiseuse, et il a retrouvé l’amour de Liz. Pour Nicolas c’est une double perte : il perd l’idée qu’il avait de Frenhofer et il perd Marianne. Nicolas est donc celui qui paie le prix de la création. Il a accepté de sacrifier la femme qu’il aimait. Il a prononcé ce oui qu’il n’avait pas le droit d’engager. Il a tout misé sur Edouard et Marianne, et les perd l’un et l’autre. La femme, devenue l’égale de l’homme, est irréductible à la position de modèle. La peinture n’a plus d’inspiratrice ni de muse. À désarticuler le modèle dans tous les sens, on finit par ne plus montrer que la division du sujet comme telle, c’est-à-dire par ne plus rien montrer du tout.

  1. Pourquoi cette allusion, à quoi sert-elle ? ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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