Sans signe particulier (Fernanda Valadez, 2019)

Quand le mal radical répond, c’est dans la langue intraduisible d’un sacrifice terrible, inaudible, impardonnable

Le film commence par la dernière image que Magdalena, femme modeste d’origine indienne, a gardée de son fils, Jesús. Je pars avec Rigo, son père va nous trouver un travail en Arizona, a-t-il dit. Elle n’a pas cherché à le dissuader de franchir la frontière, elle a même préparé son sac. Jesús l’a saluée de la main, et les deux jeunes ont disparu dans la plaine. Deux mois plus tard, cette mère célibataire analphabète qui vit modestement dans l’État de Guanajuato , au cœur du Mexique, part sur les traces de son fils disparu. Il est parti en autocar vers la frontière, c’est tout ce qu’elle sait. Elle se présente à la police avec la mère de Rigo, Chuya. Les policiers leur présentent les photos d’un massacre. Sur l’une d’elles, ont voit le cadavre de Rigo, mais rien sur Jesús. Séquence suivante : Olivia, une autre mère, médecin de profession (ophtalmologue), au physique plus européen, est convoquée par la police pour identifier le cadavre de son fils. Pendant ce temps Chuya et Magdalena prient dans une église l’une pour son fils mort, l’autre pour entretenir un espoir. On entend la litanie des noms des disparus, mais le deuil est impossible pour Magdalena, qui décide de continuer à chercher. Chuya propose son aide. De nuit, le père de Rigo conduit Magdalena à la frontière. Pourquoi sont-ils partis ? Pourquoi les ont-ils laissés partir de cette façon ? Il n’y a pas de réponse. Les parents n’ont rien fait de mal, ils n’ont pas commis d’erreur, mais ils se sentent coupables. Les jeunes étaient bien élevés, ils allaient devenir des gens bien, et voilà que tout s’est effondré. Le bien, rien ne peut l’assurer, rien ne peut le garantir. 

Magdalena et Olivia font la queue à la morgue. Des cadavres sont déposés par terre dans des sacs en plastique. On prélève du sang pour les analyses ADN. Magdalena reconnaît le sac de voyage de son fils dans les objets récupérés. Tous les cadavres restants ayant été identifiés mais certains ayant été incinérés, on ne peut rien dire sur Jesús. Il est arrivé quelque chose de terrible dans l’autocar qui transportait les migrants vers la frontière, mais quoi ? Cette chose terrible est inconnue, c’est comme un trou dans le monde de la vie.

À la morgue, Olivia refuse de reconnaître son fils, malgré les analyses ADN positives. Disparu il y a quatre ans, il n’est mort que depuis deux semaines. En sortant de la morgue, elle croise Magdalena et l’aide à déchiffrer les documents. Elle lui conseille de ne signer aucun papier : il faut continuer à chercher jusqu’au bout. Il sera peut-être vivant, même après des années. Magdalena décide de rester tant qu’elle n’aura pas retrouvé des traces de son fils. Tant qu’on n’a pas retrouvé son cadavre, il est toujours possible qu’une jeune ait disparu sans donner signe de vie à sa famille. C’est d’ailleurs ce qu’a fait Miguel, le personnage qui va être présenté dans la prochaine séquence. Quelle que soit leur situation, quel que soit leur statut social, il peut y avoir un fossé entre le monde des parents et celui des jeunes. 

Le jeune Miguel, 24 ans, est expulsé des États-Unis après y avoir vécu deux ans. Il traverse l’aéroport et voit de loin l’immense queue de ceux qui cherchent à entrer aux Etats-Unis, avec passeports en règle et visas. Quant à lui, il va dans l’autre sens, après avoir acquiescé à l’obligation de dire qu’il rentre chez lui volontairement. Pendant ce temps Magdalena se dirige vers le siège de la compagnie d’autocars, dans l’espoir de trouver une information sur l’autocar dans lequel se trouvait son fils. Cinthia, l’employée qui reste anonyme pour Magdalena, commence par refuser de lui faire rencontrer les chauffeurs. En public, elle prétend qu’il ne s’est rien passé, mais quand elle la croise par hasard aux toilettes, elle accepte de lui fournir une information précieuse : certains autocars sont revenus vide. Pour avoir des renseignements plus précis, il faut qu’elle s’adresse à une certaine Regis. Dans le centre d’accueil où les migrants peuvent passer une nuit, elle croise Miguel. Le lendemain matin, elle rencontre Regis. Cette femme a entendu parler de l’autocar pris d’assaut, mais elle lui conseille de rentrer chez elle.

Scène suivante : Regis accueille Magdalena dans un lieu sombre dont nous ne voyons rien, sauf le visage de Magdalena. Pour nous spectateurs, elle n’est qu’une voix acousmatique, une voix venue d’ailleurs, sans figure ni incarnation.

Regis demande la date du transport, et quand Magdalena lui répond : le 15 octobre, elle a compris. Elle conseille à Magdalena d’arrêter sa quête, de rentrer chez elle, de s’habituer au silence. Ce lieu est dangereux, tout peut arriver. Sans doute Regis en sait-elle plus que ce qu’elle en dit, sans doute a-t-elle une idée sur ce qui est arrivé à Jesús, mais ce n’est pas à elle de raconter cette histoire. Mon fils est peut-être mort, dit Magdalena, mais je dois savoir. Si vous savez quelque chose, dites-le. À ce moment, pendant quelques secondes, l’écran devient noir, complètement noir. C’est le moment de basculement du film, celui où Regis comprend que pour Magdalena le silence est intenable, insupportable, et où Magdalena commence à passer elle-même dans un autre monde. Regis ne donne pas d’information précise, elle propose une piste pour que Magdalena trouve par elle-même. Il existe un témoin, un très vieil homme qui a assisté à la scène, a été battu et s’est rétabli ici, dans le centre d’accueil. Cet homme ne parlait pas espagnol, et même avec un traducteur, il ne voulait ni raconter ce qui s’était passé, ni accuser qui que ce soit. L’homme s’appelle Alberto Mateo, il habite loin, vers Ocampo , dans un village appelé « La Fragua ». 

Magdalena demande l’aide de Chuya et part pour Ocampo. Miguel va dans la même direction, dans l’espoir de retrouver sa mère qu’il n’a pas vue depuis 5 ans. L’endroit est dangereux. Quand Miguel atteint son village, il n’y a personne, tout est abandonné. il trouve Magdalena, perdue dans un champ. Elle ne sait pas comment faire pour atteindre La Fragua. Il faut prendre un bateau, passer de l’autre côté d’un barrage. Il l’invite à passer la nuit chez sa mère – mais quand ils arrivent dans la maison, il n’y a plus rien. Les lieux ont été abandonnés, les animaux sont morts. Tous deux passent la nuit dans la maison. Le lendemain, Miguel incinère les animaux. Il va voir son parrain qui a un bateau et peut conduire Magdalena à La Fragua. Le village où ils arrivent est désert, et le parrain ne dit qu’une phrase à Miguel : Il n’y a plus personne ici, vas-t-‘en. Ils s’en vont, il pleut, il n’arrête pas de pleuvoir dans cette étendue désertique. C’est ma mère qui voulait que je m’en ailledit Miguel, elle a économisé pour me payer le voyage. Il ne lui a presque jamais rien envoyé, et s’il n’avait pas été expulsé des États-Unis, il ne serait jamais revenu. Pluie et orage, deuxième nuit, elle part à pied pour La Fragua. Un pêcheur accepte de la conduire en barque jusqu’au village. Paysages superbes, le film se fait documentaire. De l’autre côté, une femme armée les accueille et la conduit vers Alberto Mateo. 

L’homme ne parle pas l’espagnol, il passe par une traductrice. Magdalena lui montre les photos de Jesús, il ne reconnaît pas les visages, répond-il, il voit mal, mais il a vu Rigo, qui avait un trait particulier : une grande tache blanche sur le visage. Il est mort dit-il, le diable l’a tué. La situation n’est pas la même qu’avec Regis. Le spectateur peut voir le visage de cet homme, il peut voir aussi, sur l’écran, ses souvenirs, flous mais en couleur – mais dès que commence le récit de l’autocar, la traductrice se tait. On entend le récit dans une langue étrangère, incompréhensible. Alberto Mateo raconte dans une langue étrangère l’attaque de l’autocar par les narcotrafiquants. C’est sur cette dimension du récit, dans une langue étrangère, que je voudrais insister. Un homme, le seul et unique témoin du drame, raconte ce qui s’est passé dans une langue étrangère, inconnue. Tout ce qui peut se dire en paroles est traduit en espagnol, mais le moment crucial du récit, celui où ils tuent et brûlent les passagers de l’autocar, celui du mal radical (le diable avec sa queue), ne peut être montré qu’en images. On ne peut pas le traduire en mots. C’est une histoire pire encore qu’horrible, qu’on ne peut pas énoncer dans la langue courante, mais seulement dans une langue inaudible, indicible.

Dans un plan sombre, fantasmatique, on voit l’autocar avancer dans la nuit, les narcos faire sortir les voyageurs, les dépouiller, allumer un feu. Le vieil homme immobile voit tout. À ce moment Rigo est encore vivant, avec sa tache blanche. On voit sur l’écran le diable avec sa queue, puis on le voit se mettre debout au petit matin, entre les cadavres étalés sur l’herbe. Puis la traduction reprend : Le diable l’a épargné, dit le vieil homme. Il l’a laissé vivre. Mais, ajoute la traductrice, mon grand-père tient à vous dire qu’il partage votre peine. 

La nuit va tomber, Magdalena revient à pied vers la maison de Miguel. Apparemment soulagée, elle avance d’un pas ferme. Miguel est prostré, assis près d’une table. Je suis revenue pour toi, dit-elle, tu ne peux pas rester ici. Viens chez moi, j’ai un peu de terrain, nous pourrions nous arranger pour vivre tous les deux, mon garçon. Viens avec moi. En pleine nuit, il entend du bruit. Des véhicules arrivent, ils vont se cacher dans la forêt. Des hommes les cherchent partout, avec de puissantes lampes torches. Ils trouvent Miguel : il est tué. Un homme repère Magdalena ; elle se sauve, elle tombe, il la rattrape. Elle prie. Cet homme, c’est son fils. Ils se reconnaissent. Ne bouge pas Maman, attends ici jusqu’à ce que nous partions. Ne bouge pas tant que tu n’entendras plus les moteurs, tant que le silence ne sera pas revenu. Ils m’ont attrapé, et maintenant je ne peux pas m’enfuir. Ne te fais pas de soucis, je t’enverrai de l’argent. Ils font brûler la maison de Miguel

On revient à la scène de l’autocar, comme si cette fois c’étaient les souvenirs de Jesús qui s’affichaient à l’écran. Un homme hurle. Il s’en prend à Rigo. Vous mourrez tous ! Sauf celui qui tue ce salopard. Les voyageurs refusent, les uns après les autres, et sont assassinés, sauf Jesús, qui accepte. On voit de profil son jeune visage poupin. Il s’empare d’une machette, et massacre son ami d’enfance en hurlant à son tour. Dans le noir, Magdalena pleure. A-t-elle deviné ? On n’en saura rien. Le film se termine par sa déclaration à la police, et par son regard d’effroi. 

Elle n’a rien vu, mais elle a tout vu. On ne lui a rien dit de précis, mais elle sait. 

D’un brasier, elle voit sortir une silhouette, probablement celle du diable. 

À la fin du film, Magdalena est doublement endeuillée : elle a perdu son fils et le remplaçant virtuel de son fils. Pour sauver sa vie, Jesús a dû assassiner Rigo de ses propres mains. Par ce meurtre, il n’a pas seulement sacrifié son ami, il s’est auto-sacrifié. Il n’est plus Jesús, le fils de sa mère, il est un autre qui peut-être est aussi le meurtrier de Miguel (ou au minimum le complice de ceux qui ont massacré Miguel). Cette série de meurtres lui a fait quitter définitivement l’univers de sa mère, le seul engagement qu’il peut encore prendre vis-à-vis d’elle, c’est lui envoyer de l’argent : un aveu, une compensation pitoyable. 

L’entrée dans le mal radical conduit à un système de dette infinie, qui ne rembourse jamais le geste initial. Magdalena reçoit la réponse qu’elle espérait de la bouche même de son fils, mais c’est la réponse d’un autre, qu’elle aurait souhaité ne pas entendre. La séparation est définitive, irréversible. Sans doute aurait-elle dû suivre les conseils, sans doute n’aurait-elle pas dû accomplir ce dernier voyage vers celui qui était son fils. Désormais ce n’est plus le même, il n’y aura plus jamais de complicité, de dialogue. Le mal radical ne détruit pas seulement les personnes, il détruit les généalogies, les mondes.

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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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