Onoda (Arthur Harari, 2022)

Où la folie souveraine se réalise comme fantasme d’invincibilité

Le film, sous-titré 10.000 nuits dans la jungle, peut être lu comme la chronique d’une folie nationaliste qui finit par se retourner contre elle-même. Tourné au Cambodge1 en japonais par un Français2, il raconte l’histoire vraie d’un soldat3 qui, pendant presque 30 ans (1945-1974), refuse de croire à la reddition du Japon. Hiroo (ou Hirô) Onoda4 n’est ni un Don Quichotte ni un Robinson Crusoé, c’est un militaire. Il est bien décidé à respecter à la lettre les ordres qu’il a reçus. Les instructions du chef fonctionnent pour lui comme un surmoi incontestable, indéniable, tyrannique5. Tout ce qui vient contredire sa croyance est rejeté. On lui a expliqué qu’il ne pouvait compter que sur lui-même, et il le croit, il n’a pas d’autre choix que de s’isoler sur son île, sans se rendre compte que, pour arriver à cette auto-détermination ou auto-commandement, il doit inventer un monde, son monde. Il ne peut pas s’avouer à lui-même qu’en transformant le fantasme de toute-puissance souveraine de la nation qui lui a été inculqué en fantasme de toute-puissance souveraine du moi, il nie la nation. À force d’obéir exagérément, il désobéit radicalement. On lui a dit qu’en agissant ainsi, il serait invincible, immortel ; alors il crée les conditions de son invincibilité, qui n’ont plus rien à voir avec les instructions de l’armée.

Recalé à l’épreuve du sacrifice6, il doit prouver, à lui-même et aux autres, qu’il est capable de se sacrifier, mais finalement il fait tout l’inverse : il survit, il est même le seul à survivre de son petit groupe7. Le seul commandement qu’il aura finalement respecté aura été celui de ne pas mourir 8,un commandement incompatible avec la logique sacrificielle qu’il aura prétendu servir. Recruté saoul, désespéré, dans un café sordide, il sera revenu à sa position initiale : un marginal, un loser.

Son pire ennemi est le doute. Il faut qu’il se débarrasse des soldats qui posent des questions. Toute interrogation, désir, pulsion (y compris sexuelle) doivent être bannis. Son engagement opère comme un fantasme fermé que rien ne peut entamer9. Le jeune Akatsu qui prétend analyser la situation par lui-même est considéré par ses compagnons comme une sorte de débile mental, faible et velléitaire. Il ne peut pas s’intégrer à la communauté souveraine qui tient lieu de nation. Par sa persistance envers et contre tout, cette communauté aura démontré le caractère délirant du nationalisme lui-même.

  1. En réalité c’est sur une île philippine, Lubang, qu’Onoda a passé ces trois dizaines d’années. ↩︎
  2. Arthur Harari n’est pas un spécialiste du Japon, dont il ne connait pas la langue. Quand il dirigeait ses acteurs et malgré la présence d’un traducteur, il ne comprenait pas toujours ce qu’ils disaient – ce qui ne l’a pas empêché de traduire, à sa façon, l’expérience du lieutenant solitaire. ↩︎
  3. Onoda n’était pas tout à fait seul. Il était au départ accompagné par trois autres soldats : Kozuka, tué en 1969 par la police philippine, qui lui aura toujours été fidèle, Shimada plus secret, abattu par un paysan philippin, et Akatsu qui finira par s’enfuir et raconter toute l’histoire aux autorités japonaises. Parmi les personnages du film, il y a en plus son instructeur et commandant le major Taniguchi et le (faux) touriste qui le fait revenir à la civilisation. ↩︎
  4. Après avoir été fêté en héros à son retour au Japon, L’homme est mort en 2014, à l’âge de 91 ans. Cette disparition permettait à un réalisateur étranger de proposer une interprétation de sa vie. Le film n’est pas mémoriel, il pose plus de questions qu’il n’en résoud. ↩︎
  5. Plus puissant que tout ce qu’on pourrait imaginer de la fonction paternelle. Après avoir espéré la bénédiction de son père (réel), il finit par le rejeter, décrédibiliser le haiku que celui-ci lui fait parvenir pour le convaincre de déposer les armes.  ↩︎
  6. Après l’échec de sa candidature à la formation de pilote de chasse (décembre 1944), il ne peut plus prétendre finir en beauté, en kamikaze. ↩︎
  7. Une survie aussi improbable que la réalisation du film, qui a été plusieurs fois au bord de l’annulation. ↩︎
  8. Déclaré officiellement mort au Japon en 1959, il ne survit pas comme soldat, mais comme symbole commentateur de lui-même. ↩︎
  9. Dans le vocabulaire de Lacan, on dirait qu’il n’accède pas à la loi symbolique, qui est toujours interprétable, mais qu’il est pris dans la rigidité d’un fantasme imaginaire. ↩︎
Vues : 6

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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