Gens de Dublin, John Huston, 1987)

Une vie altérée, ruinée, par le « Je suis mort » d’un autre

Alors que l’adaptation réalisée par John Huston1 de la nouvelle de James Joyce The Dead2 est sur le point d’être projetée en ouverture de la Mostra de Venise, le 29 août 1987, on apprend la mort du réalisateur, survenue dans la nuit du 27 au 28. Par une étonnante synchronie, le titre du film peut passer pour une annonce. L’homme qui vient de mourir fait retour, en tant que mort, par l’insistance d’un titre, alors même que le retour du mort est le thème du film. Quoique déjà mort, il joue le rôle du chef d’orchestre qui fait converger, résonner entre eux, les souvenirs des personnages, leurs vécus, sa propre disparition et l’émotion du public.

L’histoire se passe à Dublin, le 6 janvier 1904, chez les demoiselles Kate et Julia Morhan et leur nièce Mary Jane. À l’occasion de l’Épiphanie, elles ont organisé le repas de réveillon auquel participe aussi leur neveu Gabriel Conroy, interprété par Donald McCan, et son épouse Gretta, interprétée par la propre fille du réalisateur, Anjelica Huston. La famille se réunit autour d’une dinde et d’une profusion de whiskeys. On danse, on joue du piano, on chante, on lit des poèmes3, on discute d’un peu tout en essayant d’éviter la politique. Entre Freddy l’alcoolique, la militante indépendantiste, le ténor Bartell D’Arcy et le vieux snob, on essaie d’éviter ou de contourner les fractures familiales. Il ne commence à être question du sujet du film (The Dead) qu’au bout d’une heure, au moment du départ, quand le ténor entonne une vieille complainte irlandaise, La fille d’Aughrim4. Ce chant ranime chez Gretta le souvenir d’un amour de jeunesse pour un jeune homme de 17 ans, Michael Furey. Gretta raconte à son mari ce souvenir ancien qui la fait encore pleurer. Le mari comprend alors, tant d’années plus tard, ce qu’il n’avait pas soupçonné : les morts sont plus importants que les vivants. 

Dans Dubliners, Joyce se souvient des dîners de famille qui avaient lieu quelques années plus tôt en Irlande. John Huston, né aux États-Unis le 5 août 1906, avait-il des souvenirs de ce genre qu’il aurait pu relocaliser en Irlande5 ? On n’en sait rien, mais quel que soit le degré de son ascendance irlandaise6, il s’est installé sur place dans les années 1950, y a élevé ses deux enfants, Anjelica et Tony, et a pris la nationalité du pays en 1964. Trente ans plus tard, le choix de cette nouvelle de James Joyce pour son dernier film montre que son attachement à l’Irlande n’avait pas faibli. 

Il y a longtemps, raconte Gretta, quand elle vivait avec sa grand-mère à Galway7, le jeune Michael Furey avait l’habitude de chanter cette complainte. C’était un garçon délicat dont elle se souvient en détail, ses grands yeux sombres, son expression, sa voix. Elle allait se promener avec lui. Il est mort pour moi, dit-elle. Malade, il est venu lui dire adieu, dans le froid, au moment de son départ pour Dublin, lui a déclaré qu’il ne voulait plus vivre, et la semaine suivante, il est mort. Qui est désigné par le titre, The Dead ? Si l’on suit le récit, il s’agit du jeune homme de 17 ans qui, dans le souvenir de Gretta, renonce à la vie, pour elle. Il est gravement malade, il sort en plein hiver lui dire adieu, et ne survit pas à cette prise de risque. Si ce souvenir persiste et insiste autant dans sa mémoire, si longtemps après, c’est à cause de cette mort prématurée. Au moment où il réalise le film, John Huston est lui aussi gravement malade. Il tourne ce film d’adieu, et ne survit pas8. Il faut que ce film où, par anticipation, il a filmé sa mort, persiste et insiste dans notre mémoire9.

Gretta sanglote, elle pleure de tout son corps la mort de Michael Furey, elle le pleure aujourd’hui comme elle l’avait pleuré à l’époque et peut-être encore plus car elle pleure aussi sa propre mort, la vie qu’elle n’a pas eu avec l’homme qu’elle aimait. Puis, comme dans Sleep well de Jean-Luc Nancy, elle s’endort. 

Le film se termine par un long discours intérieur du mari qui s’adresse à sa femme comme il ne l’a jamais fait : « J’ai eu si peu d’importance dans ta vie. C’est comme si je n’étais pas ton époux. Jamais nous n’avons vécu ensemble comme mari et femme. Comment étais-tu à l’époque ? Pour moi, ton visage est toujours aussi beau, bien que ce ne soit plus celui pour lequel Michael Furey a bravé la mort. Pourquoi suis-je tellement bouleversé ? Qu’est-ce qui a déclenché cela ? ». Il se tourne vers la fenêtre, ouvre les rideaux, regarde tomber la neige, pense à sa tante âgée qui bientôt ne sera plus qu’une ombre, et à d’autres aussi, qui vont disparaître. Il s’imagine en deuil veillant sur leurs corps, les mots inutiles et vides de consolation qu’il devra prononcer. « Oui, tout cela va arriver très bientôt. Oui, les journaux ont raison, il neige sur toute l’Irlande. Elle tombe sur chaque coin de la sombre plaine centrale, sur les collines sans arbres, sur le marais d’Allen et, plus loin vers l’ouest, sur les sombres vagues rebelles du Shannon qui toutes deviendront, une par une, des ombres. Il aurait mieux valu que tu passes d’un coup dans l’autre monde, dans toute la gloire de la passion, plutôt que de faner et de dépérir lamentablement avec l’âge. Pendant si longtemps, tu as enfermé dans ton cœur le regard de ton amoureux qui te disait qu’il ne désirait plus vivre. Je n’ai jamais ressenti cela à l’égard d’une femme, mais je sais que ce sentiment, c’est l’amour. Il faut penser à tous ceux qui ont vécu depuis le commencement des temps. Je suis aussi transitoire qu’eux, je suis moi aussi tremblant dans un monde gris comme tout ce qui est autour de moi, y compris la partie du monde la plus solide, celle qu’ils ont construite et où ils ont habité. Tout cela se réduit, se dissout ». À ce moment nous ne voyons plus le visage de Gabriel ni les terres de l’Irlande, nous voyons un cimetière. « La neige tombe. Elle tombe dans le cimetière solitaire où Michael Furey est enterré. Elle tombe doucement dans l’univers, chute jusqu’à la toute dernière fin sur les vivants et les morts. »

Le dernier plan du film montre la chute des flocons de neige sous le ciel bleu-noir, comme si déjà tout avait disparu, comme s’il ne restait que cette fin, ce tout dernier plan. John Huston, déjà en deuil de sa propre mort, nous parle par la voix de Gabriel. S’il disparaît, tout disparaîtra avec lui, et même, tout a déjà disparu. Les dix dernières minutes du film montrent la dissipation de l’Irlande, qui se volatilise sous la neige. Puisque je suis mort, déjà mort, déjà virtuellement mort, tout s’en va avec moi. L’amour de jeunesse pleuré par sa fille, c’est lui-même, et comment, sans lui, pourrait-elle vivre ? Et comment le pays de son choix, l’Irlande, pourrait-il survivre ? Rien ne peut compenser son anéantissement, sauf l’anéantissement des autres. 

Tout cela repose sur un postulat : que la mort est une disparition. Mais si nous ne savons rien, absolument rien de la mort, nous n’avons pas plus de raison de croire en ce postulat qu’en n’importe quel autre. Pour nous, ce qui disparaît est la vie que nous avons vécue et aussi toutes les vies que nous n’avons pas vécues et que nous aurions pu vivre, comme Gretta. Au-delà de cela, il n’y a rien à dire. Il n’y a rien d’autre dans le discours de Gabriel qu’une vaine consolation.

  1. La réalisation est signée par John Huston, mais l’adaptation par son fils Tony qui, comme sa sœur Anjelica, a passé son enfance en Irlande.  ↩︎
  2. Cette nouvelle fait partie du recueil Dubliners (en français Gens de Dublin) de James Joyce, paru en 1914. ↩︎
  3. Le poème lu par l’un des convives : « Tard hier soir, / Le chien parlait de toi. / La bécasse parlait de toi au cœur du marais. / Car tu es l’oiseau solitaire à travers bois. / Et puisses tu demeurer sans compagnon… / Jusqu’à ce que tu m’aies trouvé. / Tu m’as promis, / Et tu m’as menti. / Tu as dit que tu m’apparaîtrais, quand s’assemblerait le troupeau de moutons. J’ai sifflé, j’ai crié trois cent fois vers toi. / Et je n’ai rien trouvé… Qu’un agneau bêlant. / Tu m’as promis une chose qui était difficile à trouver. / Une nef d’or sous un mât d’argent. / Douze villes, avec chacune un marché. / Et un beau palais blanc sur le rivage de la mer. / Tu m’as promis une chose qui n’était pas possible. / Que tu me donnerais des gants faits de la peau d’un poisson. / Que tu me donnerais des souliers de peau d’oiseaux. / Et un habit de la plus coûteuse soie d’Irlande. / Ma mère m’a dit de ne pas te parler. / Aujourd’hui, ni demain, ni dimanche. / Elle a mal choisi son moment pour me le dire. / C’était fermer sa porte, après le cambriolage. / Tu m’as pris l’Est. / Tu m’as pris l’Ouest. / Tu m’as pris ce qui était devant moi, et ce qui était derrière moi. / Tu m’as pris la lune. / Tu m’as pris le soleil. / Et j’ai grand’peur, que tu ne m’aies pris DIEU ! » « Vœux Rompus« , poème gaélique de Lady Gregory – traduction de Marion Peter. Il s’agit de la rupture d’une promesse, mais nul ne sait de quelle promesse il s’agit. ↩︎
  4. “If you’ll be the lass of Aughrim, / As I am taking you mean to be, / Tell me the first token, / That passed between you and me. / O don’t you remember, / That night on yon lean hill, / When we both met together, / Which I am sorry now to tell. / The rain falls on my heavy locks, / And the dew it wets my skin, / My babe lies cold within my arms, / But none will let me in. / My babe lies cold within my arms, / But none will let me in”.  ↩︎
  5. Ses parents ayant divorcé quand il avait six ans, il a passé son enfance à passer de l’un à l’autre, en fonction de leurs déplacements dans l’industrie du spectacle. ↩︎
  6. Ascendance lointaine, car son père Walter est né au Canada en 1883 et sa mère Rhea Gore aux Etats-Unis en 1881. ↩︎
  7. C’est la ville où Anjelica Huston a elle-même passé son enfance. Comme dans le film, elle a quitté cette ville pour aller dans un couvent de Dublin. ↩︎
  8. Si l’on prolonge l’analogie, la réalisation d’un film occupe la place d’un amour impossible. ↩︎
  9. Plus particulièrement dans la mémoire de ses enfants, qui sont impliqués dans le film.  ↩︎
Vues : 6

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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