L’Arbre mort (Joseph Morder, 1987)

Pour faire un couple comme pour faire un film, il faut multiplier les deuils, porter les endeuillés

Après avoir terminé ses études de médecine en France, Jaime revient en Amérique du Sud. Sur le bateau, il rencontre Laura dont il tombe amoureux. Il rêve de se promener avec elle (dans ce rêve, il porte une chemise rouge, un pantalon blanc; elle porte un chemisier blanc et ses lèvres sont rouges). Il rêve qu’ils bavardent (on n’entend pas ce qu’ils se disent), qu’ils vont à la plage (elle porte un maillot de bain blanc, sa serviette et ses ongles sont rouges). Il rêve qu’ils s’aiment, qu’ils dansent, mais en réalité, il a perdu sa trace dans le brouhaha de l’arrivée. Il retrouve sa famille, tandis que Laura part à la recherche de son ancien amant Ricardo, qui a disparu. Jaime se prépare à épouser Sofia, une amie d’enfance, mais il ne cesse de penser à Laura. Il recule le moment où il devra se fiancer avec Sofia et l’épouser. Par un soir d’orage, au cours d’une réception organisée par son père, un coup d’Etat a lieu. C’est alors que Jaime et Laura se retrouvent. Elle porte une robe rouge, et lui un costume noir. Ils se regardent longuement, sous l’oeil de Sofia, ils dansent ensemble. Elle sourit, tandis que lui a l’air terriblement sérieux. Ils abandonnent la réception, descendent l’escalier, lentement, étage après étage, pas après pas, ancrés au sol – une façon de dire que ce pays est le leur, qu’ils y reviendront. Devant une fontaine, ils se parlent. Ce qu’ils se disent reste secret, on ne l’entend pas. Ils s’enlacent sur une plage de cailloux1 (elle en rouge, lui en noir). Ils courent en haut de la colline, sous les nuages, vers le cimetière. Elle est pieds nus et il tient ses chaussures (blanches)2. Elle s’arrête soudain, fascinée par un arbre mort. Son regard à lui n’est pas dirigé vers l’arbre, mais vers Laura. Près de cet arbre, ils trouvent la tombe de Ricardo Mirando, l’ancien amant révolutionnaire de Laura (1919-1946). Elle regarde la tombe, y pose une fleur. Ils peuvent enfin partir. Jaime soutient Laura, comme il la soutenait sur le bateau. Ils longent des tombes, s’enlacent, s’embrassent, longuement, toujours dans le cimetière, sous le bruit du vent. Puis ils courent au bord de la mer3. Elle est toujours pieds nus, ils ont oublié les chaussures dans le cimetière. Ils arrivent à l’aéroport. Le film se termine par une scène à Paris, près de la tour Eiffel. Jacques, le mari français de Laura, lit une lettre qu’elle lui a envoyée. Derniers mots de la lettre (lue par une voix masculine) : Je vous en supplie, ne m’en veuillez pas, même si la vérité vous est cruelle. Jacques, je vous aime en amie, vous et votre pays. Un jour, je vous dirai toute la vérité. Pour l’instant, sachez seulement que c’est un arbre mort qui m’a rendue à l’amour

L’histoire est datée des années 1950, années de l’enfance du réalisateur en Equateur, auxquelles il ne cesse de revenir (son mélodrame à lui), sans parler des nombreuses citations qui ajoutent à la nostalgie :

  • Laura lisant une lettre de son mari dans sa chambre d’hôtel (Matisse),
  • le thé sur la balcon avec la tante Pilar (Gigi de Vincente Minnelli, 1958).
  • l’arbre mort (l’affiche américaine de Ecrit sur du vent, autre mélodrame de Douglas Sirk – et même le mélodrame des mélodrames, 1956). Cet arbre mort est un thème récurrent dans l’œuvre de Joseph Morder. Il y fait déjà allusion dans Mémoires d’un Juif tropical, film autobiographique réalisé quelques années auparavant (1984). Cela renvoie à une autre continuité, celle dans laquelle chaque film de Joseph Morder renvoie au précédent.
  • le film est coupé par une chanson interprétée par Christine Bury4. Alors que dans le reste du film le son est décalé par rapport à l’image, ce long plan fixe en son direct est une sorte d’entracte, une prise de vue qui s’adresse au spectateur extérieur au film plus qu’à la spectatrice intérieure au film, Laura, qui écoute mais reste immobile, figée, et n’applaudit pas. 

Joseph Morder a vécu en France l’essentiel de son adolescence et de sa vie d’adulte, mais il est resté un étranger dans ce pays. Il n’aura jamais fait le deuil de l’Equateur, et les substituts qu’il aura fabriqués (toute son œuvre) n’auront jamais été à la hauteur.

Il y a dans ce film une impressionnante addition de deuils :

  • deuil de l’Amérique du Sud par le réalisateur,
  • deuil de l’Europe pour les deux personnages principaux, Jaime et Laura. Les images tournées sur la Côte d’Azur en sont des réminiscences.
  • deuil de sa famille, de son fils, de son amant par Laura.
  • deuil de son amie d’enfance (Sofia) par Jaime.
  • deuil de Jaime par Sofia.
  • deuil de la démocratie à l’occasion du coup d’Etat. Le père de Jaime avait prévu pour le couple Jaime – Sofia une fuite vers les Etats-Unis. A la fin du film, ils se dirigent effectivement vers un aéroport – décidément, l’Amérique latine ne guérira jamais.
  • en partant avec Laura, Jaime fait le deuil de sa propre famille, de son enfance. Laura accomplit le même geste par rapport à sa jeunesse.
  • le cimetière de la scène finale est, entre autres, un cimetière de films, un cimetière de cinéastes, de peintres et de musiciens. Le réalisateur Joseph Morder fait le deuil de ces rencontres, y compris des films qu’il a vus dans son enfance et dont il ne peut reproduire que des détails. 

Un événement inouï, incompréhensible, arrive sous un arbre mort. Laura s’est dirigée directement vers le cimetière, vers la tombe de Ricardo. Le film ne pouvait se terminer que par ce passage, en ce lieu (le lieu du deuil). L’événement est inexplicable, imprévu, comme sa décision soudaine d’abandonner son mari et de suivre Jaime. Joseph Morder explique que cet arbre est un souvenir, il l’a vu très jeune sur l’affiche du film Written on the wind de Douglas Sirk. Il est facile de retrouver cette affiche en surfant sur Internet, mais l’on est intrigué par le fait que l’arbre mort ne se trouve nulle part dans le film, il est seulement ajouté dans l’affiche comme une sorte de métonymie de la détresse d’un frère alcoolique et d’une sœur nymphomane. Entre cette fratrie et Joseph Morder, le point commun est la difficulté de s’arracher à l’enfance. L’arbre mort symbolise la nécessité de faire le deuil d’un passé pour aller de l’avant. Dans le film de Douglas Sirk, le couple maudit en est incapable. Dans celui de Joseph Morder, le couple nouveau réussit dans cette tâche. Les deux films se terminent par la restauration du couple qui avait été brisé au début, mais la condition de cette restauration, dans le cas du deuxième, reste opaque. Après tout Laura a choisi de suivre Jaime bien avant d’être allée au cimetière et d’avoir été subjuguée par l’arbre mort. Le principal arbre du film, qui semble bien vert et vivant, c’est celui qu’elle longe quand elle quitte ses amis Pedro et Antonio. Elle ne subit le choc de l’arbre mort qu’au moment où sa silhouette détachée sur le ciel prouve en quelque sorte, dans l’évidence du lieu et par l’inscription sur la tombe, la mort de Ricardo. Alors seulement elle peut tourner le dos à son passé, le laisser sur place, comme ses chaussures à talons qui ne facilitent pas sa course. Son monde est derrière elle. Jaime la soulève, il la porte littéralement, comme dans la phrase de Paul Celan : Die Welt ist fort, ich muss dich tragen

  1. Il s’agit de la plage de Nice. ↩︎
  2. Il s’agit du cimetière du Château, à Nice. ↩︎
  3. Il s’agit de la Promenade des Anglais. ↩︎
  4. La rue des nuits qui chantent et des matins qui pleurent↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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