Mémoires d’un Juif tropical (Joseph Morder, 1984)

Il aura fallu dire « Je suis mort » pour que commence la vie en plus, la vie supplémentée par l’œuvre, plus que la vie

Le film commence à la naissance de Joseph Morder (le 5 octobre 1949 à Port of Spain, Trinidad et Tobago) et se termine le jour de son anniversaire de 12 ans (1961), peu avant qu’il ne quitte Guayaquil (Equateur) pour Paris (avril 1962). C’est la fin de son enfance, la disparition d’une période de sa vie et aussi l’effacement, pour lui, d’un lieu. Tout se passe comme si, à cette occasion, il était mort une première fois. Nulle part il ne montre une image « réelle » de ce lieu. Il ne le présente que par la médiation d’autres images, contemporaines du moment où il réalise le film : 1984. De ce passé, il ne reste rien d’autre que des souvenirs, des images de rues et d’immeubles parisiens qui remplacent les rues et les immeubles de Guayaquil, évoqués par la parole. Les traces de réel sont spectrales, sauf peut-être une voix enregistrée et quelques photos que rien ne distingue de la fiction. 

Le film est tourné à Paris, entre le premier jour de l’été et le premier jour de l’automne 1984 – une chaleur qui rappelle le climat tropical de Guayaquil. Les lieux du passé étant définitivement perdus pour le cinéaste, il faut trouver d’autres images; les événements d’enfance étant plus ou moins oubliés, il faut inventer une fiction (dite auto-fiction); les personnages ayant disparu ou vieilli, il faut les remplacer par des comédiens. Le résultat est une frontière impalpable, insituable, voire invisible entre fiction et documentaire – dira-t-il en 2008 à l’occasion de l’édition de son film en DVD. L’enjeu est de rendre crédible une continuité apparente entre : la vie passée, la vie présente (y compris l’amour naissant et incertain avec Lisa), une certaine survie actuelle des souvenirs, et autre chose, cet objet proposé à notre regard, le témoin et la preuve d’une vie supplémentaire, une sur-vie, l’œuvre. Le carburant du mélange n’est pas seulement le montage cinématographique, la voix off du Joseph Morder de 1984, c’est aussi le deuil. 

Sa famille ayant été décimée dans les camps, Joseph Morder explique que sa vie a débuté par une absence totale d’images. Il aurait, par sa boulimie de films, compensé cette absence. Son cinéma autobiographique ne viendrait donc pas à la place de souvenirs ou d’événements qu’il pourrait raconter, mais à la place des traces perdues ou des cendres dispersées de ses aïeuls disparus dont nous ignorons tout – comme ce gâteau d’anniversaire dont les bougies ont été soufflées. A la fin du film, son enfance en Equateur rejoint celle de ses ascendants dans la lointaine Pologne.

Pour l’enfant, le départ vers Paris coïncide avec le début de l’âge de raison – une autre vie par rapport à celle du petit garçon de Guayaquil. Il montre vers la fin du film l’un des rares objets rapportés de là-bas, une nappe autour de laquelle sa famille et les amis de ses parents se réunissaient, et discutaient en yiddish. Cette nappe, qui est pour lui une sorte de linceul, le fait pleurer. C’est la trace, peut-être la seule et unique trace, de ce qui n’existe plus. Dans tout récit autothanatographique, il faut se pleurer soi-même. Il aura fallu ce deuil pour passer à une autre étape, celle de son œuvre, son journal filmé de toute une existence.

Le film se termine par un déménagement qui est une sorte d’inhumation. Le départ est nécessaire pour entamer l’œuvre, il en est le prélude. « Et au petit matin, tout était fermé. La rentrée scolaire vient d’avoir lieu. C’est à l’aube de ce jour-là que nous devions partir. J’ai regardé le premier et le dernier rayon de soleil de cette époque, avant de me rendre dans le pays où je devais aller. J’ai eu un désir horrible, qui s’est justifié par la suite : je voulais que tous les gens qui restaient là-bas et que j’aimais, meurent, pour qu’ils ne me vissent pas dans un état autre que l’enfance, car je soupçonnais qu’en partant, en quittant ce pays, en y mettant mon dernier pas, l’enfance allait finir. Son éternité allait s’abolir. J’ignorais si j’allais trouver le paradis de l’autre côté de l’océan, c’est ce que je me disais, tout en craignant l’enfer, après la mort, certaine maintenant. Je referme l’écran. Les fleurs sont mortes aussi. Le canari que j’avais là-bas, les animaux qui étaient restés ne survivraient peut-être pas. Il y avait là-bas un cinéma qui s’appelait Le Paris, que je transformerais volontiers en paradis. C’était la fin de mon enfance de Juif tropical. Demain, c’est l’automne. Les couleurs d’un marchand de couleurs. Les couleurs du drapeau. » FIN DU FILM – et début de la possibilité de commentaire pour nous. Le film comme tel ne dit rien, ne témoigne pas, c’est notre commentaire qui témoigne. 

En avril 1962, sa mère a décidé de venir à Paris pour revoir ses parents, eux-mêmes anciens déportés, qu’elle n’avait pas vus depuis 20 ans donc, si l’on calcule bien, depuis 1942 – mais nous n’en saurons pas plus; et des ascendants du père, nous ne saurons rien non plus. Le 5 octobre 1967, jour de ses 18 ans, sa mère lui a offert une caméra Super 8 avec laquelle il a commencé le journal filmé qu’il n’a jamais interrompu (peut-être avait-elle compris que c’était la seule façon de réparer l’enfant mort). En 1984, au moment de la réalisation du film, il filmait déjà depuis 17 ans (deux tranches de durée égale, avant et après la caméra). Il a d’abord « tourné le film », comme il dit, c’est-à-dire accumulé les rushes et les images, puis, sans écrit ni scénario, il a improvisé la voix off. Ensuite, cette voix étant retranscrite sur papier, il en a écrit un commentaire au fur et à mesure du montage (donc une voix off sur une voix off, qui commente des images sur des images et des souvenirs sur des souvenirs).

C’est l’histoire d’un été à Paris pendant lequel il rencontre une jeune fille, Lisa, qu’on ne verra jamais à l’écran. Les rues et immeubles parisiens sont filmés comme des spectres de ceux de Guayaquil, tandis qu’il raconte son enfance, dans l’ordre chronologique, depuis sa naissance jusqu’à son départ vers Paris. Le film se termine par une série de regards-caméras des acteurs jouant sa famille, leur domestique, les autres enfants. Depuis ce passé sans retour, ils nous observent sans rien nous demander ni nous promettre. Le promesse ne vient que de la voix off. Joseph Morder se vit comme une sorte d’Abraham qui aura dû renoncer à sa vie, sa famille, ses amis, pour aller vers un pays qu’il ne connaît pas, qui n’est pas la France ni aucun autre espace territorial ou national, mais le pays de son œuvre – son seul véritable pays.

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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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