Maine Océan (Jacques Rozier, 1986)
De rencontre en rencontre, le supplément s’ajoute, s’évanouit
Le film progresse de rencontre en rencontre : dans le train Maine-Océan1, Dejanira la danseuse brésilienne2 croise Mimi de Saint Marc l’avocate bavarde3mais incompétente qui défend Marcel Petitgas4, un marin-pêcheur vendéen gentil mais coléreux qui perd son procès au tribunal correctionnel, les contrôleurs du train Le Garrec5 (le sérieux) et Lucien Pontoiseau6 (le rigolo) les rejoignent à l’île d’Yeu où arrive l’impresario mexicain Pedro de la Moccorra qui fait jouer une partition par un pianiste local, et pour se débarrasser d’un reporter de Radio Phare-Ouest, embobine Le Garrec par des propositions absurdes, auxquelles le pauvre homme finit par croire avant d’être largué d’un avion en partance vers l’Amérique. Il n’y a dans cette série qu’une seule logique, le déplacement vers l’Ouest (de la gare Maine-Montparnasse à Angers, puis d’Angers à Nantes, puis de Nantes à l’île d’Yeu, puis de l’île d’Yeu à la mer, et enfin dans une direction inconnue, vers l’Amérique). Dans ce mouvement s’intercalent des rencontres inattendues, des confrontations aléatoires et des discussions improvisées. De tous ces personnages, un seul décide de revenir vers la ville : le contrôleur Le Garrec. À l’aide de marins compatissants, son périple nous reconduit vers la fin du film, non sans s’ensabler plusieurs fois et piétiner sur la plage à marée basse. Que sont devenus les autres personnages ? On n’en saura rien, ils se sont évanouis. Après avoir jeté sur la route ces petits cailloux, le déroulé du film finit par rejoindre la réalité car il faut bien en finir avec ces aventures, les monter en produit fini qui sera récompensé par le prix Jean Vigo avant d’être distribué en salle7 et vendu (ouf…).
Le film oscille entre une incompréhension générale et une entente provisoire, momentanée. Les personnages s’expriment, mais ils ne parlent que rarement le même langage. La Brésilienne ne comprend que le brésilien (et la danse), l’avocate qui prétend parler le brésilien n’annone que quelques phrases et tient, au tribunal, un discours théorique que ni le juge, ni le procureur, ni son client ne comprennent; Petitgas s’exprime si vite, et dans un patois poitevin des Islais8 si prononcé, que ses propos semblent tous aussi confus qu’excessifs; les contrôleurs de la SNCF n’arrivent pas à expliquer le sens des mots de leur jargon (compostage); l’impresario mexicain brandit une partition qu’il est incapable de jouer au piano sans interprète, etc. Comme le dit l’avocate dans sa plaidoirie, les gens ne parlent pas tous la même langue, chacun reste dans son univers. Cela ne tient pas seulement au statut social (la France intello contre la France populaire, la France rurale ou maritime contre la France urbaine, etc.), cela tient à la singularité irréductible de chacun. S’ils se retrouvent, lors d’une longue séquence, en dansant la samba, cela ne veut pas dire qu’ils s’entendent car la communion dans le rythme est aussi un moyen de ne pas communiquer. En juxtaposant les différences de classe, de langage et d’expérience, en effaçant toute régulation sociale, en faisant rire, le film produit un étrange sentiment de liberté chez le spectateur – comme si nous étions libres nous aussi de nous exprimer dans notre jargon personnel ou de prendre n’importe quel train en aller simple.
Jacques Rozier donne une idée de ce que pourrait être un cinéma (ou une vie) dépourvu(e) de toute finalité. Chaque personnage, chaque scène, chaque paysage, chaque anecdote, chaque musique, vient s’ajouter aux précédents sans souci de continuité ni de cohérence. Comment vivre ainsi ? pourrait-on se demander si nous ne savions pas, déjà, que c’est ainsi que nous vivons. L’improvisation n’est pas tout à fait une exception dans le cinéma français, et pas du tout une exception dans la vie. Pourquoi Petitgas est-il devenu marin, pourquoi Le Garrec et Pontoiseau sont-ils devenus contrôleurs ? Ils n’avaient guère plus prémédité leur statut que Jacques Rozier n’a prémédité son film. Si ce cinéma du supplément devait démontrer quelque chose, c’est ça.
- Il s’agit du train corail Paris-Nantes-St Nazaire, qui à l’époque partait à 17h27, pour un voyage qui durait trois heures. ↩︎
- Interprétée par Rosa-Maria Gomes. Sur ce plan, le réalisateur n’évite pas les clichés : il était fatal qu’elle doivent danser demi-nue, en se déhanchant. ↩︎
- Interprétée par Lydia Feld, qui a aussi contribué au scénario (autre façon de contribuer au bavardage). ↩︎
- Interprété par Yves Afonso, c’est le véritable comique du film, toujours au bord du burlesque, par son corps et sa voix. ↩︎
- Ou Gallec ou Le Guellec, ce n’est pas très clair, cela dépend des sources. En tout cas le rôle est interprété par Bernard Menez, ex professeur de mathématiques, qui avait lui aussi, comme dans le film, raté sa carrière de chanteur. ↩︎
- Interprété par Luis Rego, fatigué car il jouait tous les soirs au théâtre pendant le tournage du film. ↩︎
- C’est le seul film de Jacques Rozier à avoir été distribué normalement en salle, grâce au soutien du producteur Paulo Branco. ↩︎
- Habitants de l’île d’Yeu. ↩︎