Aftersun (Charlotte Wells, 2022)

Le fantasme autobiographique de la présence du père

Dans Aftersun1 comme dans toute autobiographie, l’auteur raconte sa propre histoire. Dans le cas d’Aftersun, l’auteur est la réalisatrice (née en 1987), et c’est elle qui raconte l’histoire de Sophie2, petite fille de 11 ans. Comme elle, Sophie est née à Edinburgh, et comme elle, Sophie a passé une semaine de vacances dans une station balnéaire avec son père (Calum dans le film)3, vers la fin des années 1990. Pour bien marquer qu’il s’agit du regard de l’enfant, le film est parfois tourné en quasi caméra subjective, et pour bien marquer que c’est la réalisatrice qui revient sur ce passé, un personnage féminin d’à peu près son âge (dans les 31 ans) revient de temps en temps en flashforwards à l’écran, filmée en train de regarder un film qui n’est autre que celui que la petite fille a tourné, avec son père, à l’occasion de ces vacances4. Il y a une série de dissociations/redoublements assez classiques : entre le « je » qui raconte et l’autre « je », celui qui est raconté ; entre la réalisatrice et l’adulte présente dans le film ; entre le film tourné en 2021 et celui qui aurait été tourné vers 1989. On devine, avec Sophie, la dépression du père, sa frustration à cause du manque d’argent, la tendresse réciproque, l’envie de tout faire pour que ces vacances soient réussies, la sensualité naissante, l’ennui, la mélancolie, la complicité et aussi les petites disputes. Le film est sensible, superbement interprété, convaincant. On peut s’interroger sur son enjeu. Pourquoi un tel film ? Pourquoi faire revenir le passé en donnant l’impression de tourner à nouveau le même film avec une caméra numérique tenant lieu de caméscope ? 

Faire revenir dans la présence, tel pourrait être l’enjeu. Vers la fin du film, il semble que le père s’efface peu à peu dans la mer, qu’il ait disparu. Quand, dans l’aéroport, Sophie lui dit au revoir, on le voit s’éloigner dans un couloir clos, aussi symétrique qu’un cercueil. Cette séquence ouvre une période de deuil5 : deuil des vacances de cette époque, deuil de ce moment de la fin de l’enfance, deuil du film dont le tournage se termine, et aussi deuil d’un jeune père qui ne reviendra plus jamais. Tout se passe comme si la réalisatrice ne pouvait pas se résoudre à l’absence de ce père-là, triste et mystérieux, et tentait de le faire revenir, non pas comme souvenir, mais dans sa présence. Ils restent séparés par des vitres, des murs, des plans, des années, et pourtant… grâce au film, le corps du père se réincarne charnellement, avec son poignet cassé, ses gestes mal contrôlés, erratiques, ses absences, son sommeil parfois coupable. Sophie a passé une semaine avec lui, elle a beaucoup deviné et un peu compris, mais elle reste à jamais nostalgique d’un moment dont elle ne peut que reconstituer le souvenir. Le film concrétise un fantasme de présence trompeur mais réparateur. Il y a dans toute autobiographie un fantasme de ce genre, mais ce qui fascine dans ce film, ce qui explique son succès, c’est qu’il réussit à concrétiser cette présence en images et en mots. Le spectateur ressent l’émotion de la petite fille, comme s’il la vivait, comme si, aujourd’hui, c’était elle qui lui parlait. Il partage le plaisir nostalgique de la réalisatrice, la mémoire de vacances qui ressemblent peut-être à celles qu’il a lui-même vécues. Il reçoit, lui aussi, la visite posthume du fantôme paternel6.

  1. Le film a obtenu de nombreux prix, dont celui du film américain de Deauville (grand prix + prix de la critique). À la semaine de la Critique de Cannes, il a obtenu le prix French Touch « qui a pour objectif de mettre en lumière la créativité et l’audace d’un geste de cinéma unique ». ↩︎
  2. Interprétée par Francesca (Frankie) Corio. ↩︎
  3. Interprété par Paul Mescal. ↩︎
  4. La réalisatrice explique dans une interview qu’elle ne possède aucune vidéo de son père à cet âge. Le film, dit-elle, ne représente pas son passé mais cherche à l’exorciser.  ↩︎
  5. Dans un court-métrage intitulé Tuesday, Charlotte Wells montre la visite d’une fille dans l’appartement de son père décédé. Elle cite plusieurs autres films, renvoyant tous à un père mort. ↩︎
  6. Il n’y a pas de relation œdipienne au père mort dans ce film de femme ; à peine un commencement de culpabilité devant la séduction qu’il exerce. ↩︎
Vues : 7

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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