Huit et demi (Federico Fellini, 1963)

La paralyse – ce temps de fermentation ou de bouillonnement qui est aussi la khôra du réalisateur

Huit et demi, le titre correspond au nombre de films réalisés à cette date par Fellini, en comptant les courts et les moyens métrages, et en supposant que ce film-là ne compte que pour une fraction (à moins que ce soit le nombre de bobines nécessaires pour porter le film). Ce qui vient en plus de ce qu’aura été son œuvre jusqu’alors ne devrait compter que pour un demi film, à moins que 8 ne soit le signe de l’infini, la forme des seins et des fesses, l’indice de l’ouverture, etc.

Après le succès de la Dolce Vita, on a laissé carte blanche au réalisateur qui se trouve donc dans la situation de Guido, son personnage. Celui-ci passe son temps à reculer, il ne fait rien, et finalement, de ce recul ininterrompu, de ce retrait à la fois involontaire et voulu, passif et actif, un film extraordinaire surgit. C’est cette ambiguité, cette situation paradoxale où l’indécision rejoint la décision la plus ferme, qui produit la curiosité, la fascination et l’admiration du spectateur. Peut-être tout le reste, toute son œuvre ultérieure et notamment son autre film ouvertement autobiographie, Amarcord (1973) (bien qu’ils le soient tous, nous le savons), ne serait que la nostalgie et la répétition, l’éternel retour du même, de ce film-là. Entre Huit et demi et Amarcord, Fellini passe de la quarantaine à la cinquantaine, avec entre les deux (entre autres) le Satyricon (1969) et Fellini Roma (1972). Cela n’élimine pas la polarité entre les deux films dont l’un semble être l’inverse de l’autre, comme s’il fallait qu’Amarcord vienne clôturer Huit et demi.

Il faut que ce soit un film comique se dit Fellini, il l’écrit sur la caméra pour s’en rappeler. Cela le protège de l’idée de décadence, déchéance, désagrégation. La fragmentation du film doit faire rire.

Il y a la femme, la maîtresse, la mère, la séductrice, la comédienne, etc. mais quelle est la place de Claudia Cardinale ? C’est une apparition spectrale, sans identité, sans fonction, sans rôle ni justification, à la fois étrangère et complice, participant au scénario sans raison particulière, toujours présente et absente du défilé final.

Ce film peut être l’occasion d’explorer le concept derridien d’auto-bio-thanato-hétéro—graphie

1. Désarroi, déprime, poids de la célébrité, improvisation, bricolage, confiance défaillante, tout cela n’est pas une invention, il se pourrait que ce soit « vraiment » arrivé, que le film soit « vraiment » de l’autobiographie. C’est l’une des dimensions du film, l’alliance du réalisateur avec lui-même.

2. Le réalisateur est pris dans une multitude d’engagements qu’il ne contrôle pas : à l’égard de lui-même, mais aussi du producteur, des acteurs, du public, de sa femme, de sa maîtresse, des critiques, des médias, etc (auto-hétéro-bio-thanato). Il ne peut ni respecter ces engagements qui viennent du dehors (hétéro), ni s’en défaire totalement (auto).

3. Le personnage mélange ses souvenirs, ses fantasmes, le film, la réalité, conformément au titre initial du film : La bella confusione (Le beau désordre).

4. Le réalisateur est incapable de prendre une décision, qu’il s’agisse du scénario, des décors, du casting, etc. Il s’attend à ce que les décisions se prennent d’elles-mêmes, sans que jamais il ne les prenne volontairement, consciemment; et peut-être justement pour cela, ce sera, lui, le signataire du film, le signataire unique. D’ailleurs tout le film est une gargantuesque et immense signature.

5. Au bout du compte, tout cela réuni, ça fait quand même un film (graphie), et c’est une formidable réussite. L’athèse est plus productive, plus créative, que la thèse. C’est cela la principale mise en abyme : pour faire, il faut montrer l’impossibilité de faire. Pour trancher, il faut en passer par la paralysie.

6. Son désarroi se transforme, pour le spectateur, en plaisir, en jouissance suspendue, dépourvue d’objet précis. Il fait durer la paralyse du réalisateur.

Les cinq graphies de l’alliance « la vie la mort » sont toutes impliquées dans ce film, elles se combinent, se neutralisent. Le réalisateur raconte son histoire, il est en position d’autobiographie, d’alliance avec lui-même. Mais dans le même temps, comme Freud, il est pris dans une pléthore d’engagements qu’il ne contrôle pas : à l’égard de lui-même, du producteur, des acteurs, du public, de sa femme, de sa maîtresse, des critiques, des médias, etc. C’est l’auto-hétéro-bio-thanato, côté gauche de la sixième graphie. Le réalisateur ne peut ni respecter ses engagements qui viennent du dehors (hétéro), ni s’en défaire totalement (auto). Il mélange ses souvenirs, ses fantasmes, le film, la réalité, conformément au titre initial du film : La bella confusione (Le beau désordre).

Le réalisateur est incapable de prendre une décision, qu’il s’agisse du scénario, des décors, du casting, etc. Il s’attend à ce que les décisions se prennent d’elles-mêmes, sans que jamais il ne tranche volontairement, consciemment. Au bout du compte, tout cela réuni, en tant que film c’est-à-dire en tant qu’œuvre, la graphie fonctionne, c’est une réussite formidable. L’athèse est plus productive, plus créative, que la thèse. C’est cela la principale mise en abyme : pour faire, il faut montrer l’impossibilité de faire. Pour trancher, il faut en passer par la paralysie, et il faut aussi s’adresser à un spectateur virtuel. C’est le côté otobiographique du film, qui fait durer la paralyse du réalisateur.

Résumé :

Le film commence dans un embouteillage. Tout le monde est bloqué, arrêté, on s’observe, on se dévisage. Guido Anselmi, le réalisateur, perd patience, il semble atteint de claustrophobie aigue, il frappe sur la vitre, monte sur le toit et s’envole. Il traverse les nuages et finit par retomber – mais c’est un rêve. Il est chez le docteur, simple problème de surmenage. On le retrouve à une réception mondaine où il croise le scénariste (un critique français) qui le noie sous les phrases creuses. Le film, il voudrait le faire, mais il l’a reporté, retardé. Un ami lui présente Gloria Morin, il va chercher sa maîtresse Carla à la gare et la laisse dans un hôtel éloigné (par ailleurs elle a son mari et lui a sa femme). Avec elle, il peut tout au moins faire l’amour. C’est à ses parents qu’il pense, son père et sa mère auxquels il a si peu parlé [rien à voir avec ceux d’Amarcord], à sa femme Luisa (Anouk Aimée), seule personne sensée, respectable, qui lui fait des reproches. Claudia Cardinale (la vraie actrice) est là, il faudra lui faire faire quelque chose, mais il ne sait pas quoi. Il la fait attendre, comme les autres. Il discute avec tous sans entendre personne et se souvient des jeux de son enfance (il était gai) et des paroles magiques (asa nisi masa).

Toujours seul, il erre dans l’hôtel. La star Claudia lui adresse en italo-français des demandes d’amour. Pendant ce temps Luisa l’appelle de Rome. Il prétend être seul dans la station thermale, il l’invite à venir elle aussi (sans y croire). Il est sollicité de toutes parts, le directeur de production l’accuse de garder secret ce qu’il veut faire. Tu n’es plus l’homme que tu étais. Tout ce qu’ils savent, c’est qu’il fait construire un vaisseau spatial. Ils ont peut-être raison, il n’est peut-être qu’un imposteur. Il rêve toujours d’autres jeunes femmes, et c’est Carla qui l’appelle d’urgence. Il y court. Fiévreuse, elle lui parle de son mari, son héritage. Pendant ce temps, c’est au cardinal qu’il pense, mais le cardinal ne répond pas à ses questions. Il se rappelle son enfance, quand la bande de gosses allait sur la plage voir danser la Saraghina et son gigantesque postérieur. Il se sauvait alors, poursuivi par le curé. Honte, péché mortel et confession (comme dans Amarcord). Ritournelle.

On arrive au milieu du film, et ça tourne au fantasme romain. On étouffe dans les bains collectifs, d’où l’on revient à la figure du cardinal. Pas de salut en-dehors de l’Eglise. et pas de salut non plus en-dehors de la famille légitime. Enfin Luisa est arrivée avec sa sœur et ses copines. Ils dansent, et les voici sur le site de la station spatiale, qui a coûté une fortune. A quoi va-t-elle servir ? Luisa semble triste, un admirateur timide (Enrico) lui fait la cour, Guido s’inquiète. Il n’y a que Luisa qui compte pour lui, et il fait tout pour la perdre. Il voulait faire un film simple, sans mensonge, un film qui enterrerait toutes les mauvaises choses qui sont en lui, et il se retrouve en pleine confusion, sans savoir où il va. Je n’ai rien à dire, mais je veux le dire. Il est libre, il doit choisir, mais il faut qu’il se dépêche, dit Rossella (la copine de Luisa). Luisa, qui ne quitte jamais sa cigarette, n’est pas dupe. Elle ne supporte plus le mensonge, la dissimulation. Elle ne veut plus recommencer.

Mais tout recommence le lendemain. Clara s’exhibe, Luisa comprend tout. C’est elle la justice, la vérité, et aussi le dégoût, le mépris. Carla chante aussi ridiculement qu’elle s’habille. Et si l’épouse et la maîtresse faisaient alliance ? Il se réfugie dans le fantasme : toutes pour lui, le harem du roi Salomon. Il choisit, il fait la loi, il distribue les récompenses et les sanctions, c’est lui le petit garçon dont elles s’occupent. Sans pitié, il renvoie les vieilles, il accueille les jeunes. Elles se révoltent, s’unissent, il doit les dompter, les fouetter, et finalement c’est toujours lui qui gagne. Elles regrettent leur révolte. Luisa reprend sa place : le ménage.

Dans le monde réel, Luisa ne cède pas, elle fume sa cigarette. Après avoir fait pendre le scénariste-critique, Guido reste seul pour le casting. On fait jouer les rôles qui sont ceux de sa vie, en présence de Luisa, qui ne supporte pas de voir l’actrice prendre sa place. Elle reproche à Guido de présenter sa propre vie à sa façon. Il faudrait une autre fiction pour montrer son point de vue à elle. Merci de m’avoir fait venir, dit-elle, il fallait mettre une fin à notre relation. Vas au diable!

Ritournelle. Il voudrait tout recommencer à zéro, avec Claudia par exemple, il lui raconte une histoire, la conduit dans un autre lieu qui semble irréel. Elle a compris qu’il était incapable d’aimer qui que ce soit, qu’il ne croyait en rien. Il avoue : il en a assez des mensonges, il n’y aura pas de film, Claudia n’aura aucun rôle, tout s’arrête pour lui, on n’ira pas plus loin.

Dernier jour, sur le site du tournage. Tous les médias sont là, les télévisions, les journalistes, les invités, l’orchestre, les figurants, les critiques. On force Guido à venir. Il traverse la foule. Il dit qu’il n’a rien à dire, ou peut-être quelque chose sur sa femme qui l’a quitté, le producteur pleure, Guido se cache sous la table. Il faut en finir, détruire les décors. Le scénariste-critique le félicite, ce sera finalement lui qui aura le dernier mot. Inutile d’ajouter du chaos au chaos.

Guido renonce au film, il peut enfin dire la vérité. Il supplie Luisa, qui accepte de revenir à lui. On démolit les décors du film, et finalement tous les acteurs, les producteurs, les figurants, les techniciens, les musiciens, se prennent la main et dansent – mais ils ne jouent plus un rôle, ils sont eux-mêmes. Ritournelle.

(A la fin, même le dernier décor, celui de la danse, devra s’éteindre).

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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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