Tár (Todd Field, 2022)

Un pouvoir uniquement fondé sur l’affirmation charismatique de soi-même se met dans la dépendance absolue d’autrui

On peut interpréter ce film comme une monstration de la mécanique du pouvoir à l’état pur. Dans l’un des domaines les plus prestigieux de la culture occidentale, la musique classique1, une femme arrive au sommet : première cheffe à diriger la 5è symphonie de Mahler à la Philharmonie de Berlin, elle est respectée, admirée, invitée aux plus importants talk-shows (le New Yorker Festival), reconnue comme artiste et enseignante. Elle est également féministe : lesbienne mariée avec Sharon, violon solo dans son orchestre, elle a pour assistante Francesca, qui ambitionne de devenir son adjointe en remplacement d’un homme, Sebastian, et soutient une fondation pour la promotion des femmes cheffes d’orchestre. Dans cette position de prestige, elle est incapable de dissocier sa position de pouvoir de ses attirances sexuelles. C’est ainsi qu’une étudiante, Krista, qui a résisté à son emprise, s’est suicidée après avoir été écartée de la fondation. C’est ainsi qu’une violoncelliste, Olga, a obtenu une position de soliste – avant de refuser, elle aussi, toute relation sexuelle. On devine que, dans sa relation avec les femmes, c’est Lydia2 qui occupe la position masculine. Quand elle doit défendre sa fille adoptive, Petra, à l’encontre d’une autre petite fille qui la harcèle, elle se présente comme le père3 – ce que confirme son style vestimentaire, pantalon noir, veste et chemise. Son comportement autoritaire et son favoritisme sont connus de tous, mais elle s’en moque. C’est alors que commence sa chute : le procès engagé contre elle par les parents de Krista, les accusations de Sebastian, le départ brutal de Francesca, la rupture avec Eliot Kaplan qui finançait sa fondation, la séparation d’avec Sharon qui l’accuse de dissimuler des pans entiers de sa vie, tout s’accumule y compris la frustration sexuelle, et pour finir la Philharmonie la licencie, elle doit quitter Berlin, revenir dans sa famille new-yorkaise où les récompenses et fétiches de son enfance ont été conservés, se rabattre sur un emploi minable dans un pays asiatique4. Elle finit par diriger un orchestre dédié au jeu vidéo Monster Hunter. À la recherche d’un lieu de massage qui détendrait son corps, elle se retrouve dans un bordel où les filles sont disposées exactement comme les musicien·ne·s d’un orchestre5. Son destin, annoncé dès le générique de fin qui se trouve au début du film6, est bouclé.

Linda-Lydia ne se rendait pas compte de l’extrême fragilité de sa position. Avec son CV unique, spectaculaire7, elle se croyait reconnue par ses pairs, oubliant qu’il n’y a pas de jugement objectif en musique. Elle croyait en l’onction des institutions et des médias, mais ignorait leur versatilité. Elle se croyait toute-puissante, mais ne possédait rien : ni propriété, ni argent, ni influence, ni réseau, ni aucune force sociale ou matérielle susceptible de faire peur. Son prestige qui paraissait établi ne dépendait que de sa crédibilité comme artiste, c’est-à-dire d’un système social soumis à d’autres pouvoirs et à la spéculation. Elle ignorait que son prestige pouvait s’effacer comme il était arrivé, et même beaucoup plus vite8. Son aventure révèle à quel point le pouvoir repose sur la croyance. Humilier, mépriser, c’est aussi se reposer sur autrui. Si la fiabilité s’étiole, le charisme peut se dégrader en perversion, l’autorité naturelle se transformer en violence. Sans assistance ni assistante, Lydia doit se soutenir elle-même, porter ses valises, trouver sa pitance où elle le peut. Elle n’est plus qu’un corps, un vivant nu, vulnérable, confronté à d’autres vivants dont elle ne peut espérer aucun soutien. 

D’autres éléments du film attirent l’attention sur ses faiblesses. Pourquoi Lydia est-elle en permanence dérangée par des bruits, des échos, des cris diffus dans une forêt, des sons dans un bâtiment ? Elle ne sait pas quoi faire de ces indices qui la mettent en question, lui font perdre son assurance. Son effondrement final, qui semble venir de l’extérieur, des jaloux, des ennemis ou de la cancel culture, commence en elle-même. Elle entretient avec tous ses interlocuteurs une relation construite, transactionnelle, mais les personnes auxquelles elle s’attache le plus, Olga la violoncelliste, Petra sa fille adoptive, Krista l’étudiante, se dérobent à ce genre de relation. Elle prétend avoir été attaquée dans la rue, mais elle est tombée en courant dans un escalier9. Alors qu’elle est elle-même lesbienne, elle semble n’avoir aucune sympathie pour les queer ou les LGBT+. Un jeune homme qui refuse son genre biologique et rejette les musiciens qui, selon lui, symbolisent le patriarcat10, déclenche chez elle une violente agressivité – qu’elle est incapable de contrôler. Il y a en elle une dimension autodestructrice indissociable de ses attitudes manipulatrices. En instrumentalisant les autres, elle s’instrumentalise elle-même.

Et pourtant Lydia Tar est une grande artiste, rigoureuse et exigeante11, qui ne fait aucun compromis quant à son art. Elle se conduit comme doublement souveraine : souveraine comme cheffe, une sorte de reine de droit divin à la tête de l’orchestre, souveraine comme artiste, virtuose de conduite orchestrale qui ne cède rien sur sa sensibilité, son goût musical. N’acceptant rien de moins que la perfection, elle ne peut pas céder sur son désir. L’amour illimité, monstrueux, qu’elle professe pour l’art, n’est pas feint, ce qui fait d’elle une sorte de monstre – et c’est ainsi que joue Cate Blanchett, elle-même actrice monstrueuse dans son genre12. L’art est excessif, dangereux, pour ceux qui s’y adonnent, pour ceux qui l’aiment, pour l’actrice qui l’incarne, pour l’interprète qui le porte, et aussi pour tous les autres pouvoirs, y compris les réseaux sociaux. S’il dépasse les limites, la rétorsion peut être brutale. 

  1. La musique classique est, par son organisation et ses symboles, le lieu privilégié du pouvoir des arts. Todd Field, à sa manière, a été un musicien : tromboniste dans un groupe de jazz. ↩︎
  2. Dont le véritable nom est Linda Tarr. Les lettres du nom TAR peuvent s’inverser en RAT (ce que font ses ennemis), mais aussi se réorganiser en ART. Mais le nom originel de Linda a un r en trop. ↩︎
  3. Ce qui rappelle le célèbre aphorisme de Monique Wittig : Les lesbiennes ne sont pas des femmes (Monique Wittig ne voulait pas dire qu’elles étaient des hommes ; elle voulait seulement dire qu’elles n’entraient dans aucune position de genre). Si Lydia Tar n’est pas une femme, on ne peut pas accuser Todd Field de misogynie. ↩︎
  4. Elle perd tout, y compris le rythme puisque, incapable de soutenir elle-même le tempo, elle doit alors conduire avec un casque. ↩︎
  5. Selon certaines interprétations, cette fin du film ne serait qu’un cauchemar. ↩︎
  6. Todd Field indique qu’il a voulu inverser la pyramide du pouvoir : on commence par mentionner les techniciens et les électriciens, avant les chefs. ↩︎
  7. Ancienne cheffe du Cleveland Orchestra, compositrice, premier prix de piano, thésarde en musicologie à Vienne (ce qui explique sa parfaite maîtrise de l’allemand), sommité d’Harvard, disciple de Leonard Bernstein, l’une des quinze artistes dans l’histoire à avoir reçu les quatre prix majeurs (Emmy, Grammy, Oscar, Tony = EGOT), militante à la tête d’un programme boursier – il ne manque rien à son pedigree. ↩︎
  8. Des années d’ambition et d’effort annihilées par quelques semaines de chute. ↩︎
  9. Elle n’hésite pas à rappeler l’anecdote selon laquelle Lully serait mort de la gangrène après s’être écrasé le pied avec son bâton de chef. ↩︎
  10. L’étudiant refuse de jouer du Jean-Sébastien Bach, car cet homme blanc, hétérosexuel et misogyne, ne correspond pas à ses valeurs d’inclusion et de diversité. La réplique de Lydia est si violente que le garçon quitte la salle en proférant « Vous êtes une vraie salope ». Elle ne répond pas, et peut-être, ne conteste pas le jugement. Cet incident intervenu dans une école prestigieuse, la Julliard School, aura été filmé et contribuera à la chute de l’artiste.  ↩︎
  11. Il semble que le personnage ait été inspirée par la cheffe américaine Marin Alsop, qui n’a pas beaucoup apprécié. ↩︎
  12. Todd Field a écrit le scénario du film en pensant à Cate Blanchett, seule actrice capable de l’interpréter. ↩︎
Vues : 12

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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