Le Silence (Ingmar Bergman, 1963)

Ce qui reste silencieux ne peut s’écrire que dans une langue étrangère, intraduisible

Déroulé du film.

On entend avec le générique une musique répétitive, angoissante.

Le film commence par le visage d’un petit garçon endormi, dans un train, au côté de sa mère Anna (Gunnel Lindblom). Il se réveille, se frotte les yeux et regarde à travers la vitre du couloir. Un texte est affiché sur la porte du compartiment. Il demande ce que ça veut dire. Sa tante, Ester (Ingrid Thulin), dont on apprendra plus tard qu’elle est traductrice, répond qu’elle ne sait pas. Il essaie de lire ce texte qui n’a aucun sens pour lui et s’assied entre les deux femmes. Le contraste est frappant entre leur tenues : Anna largement décolletée, les cheveux flottants, et Ester dans un tailleur strict, les cheveux tirés en chignon. Anna se lève, Johan vient se serrer contre elle, elle l’embrasse. Ester tousse et crache du sang (tuberculose?), Anna doit la soutenir.

Le garçon marche solitairement dans le couloir. Il regarde le soleil se lever, s’assied par terre. Le contrôleur passe. De l’autre côté de la vitre, on voit un train qui circule en sens inverse, il transporte des chars.

Les voici dans une ville (Timoka). On devine qu’ils ont dû s’arrêter à cause de la maladie d’Ester. Dans une chambre d’hôtel, Ester refuse qu’on appelle un médecin. Elle espère aller mieux le lendemain et revenir en Suède. Anna se déshabille devant son fils. Elle prend un bain, demande à Johan de lui gratter le dos. Elle fait déshabiller son fils, l’embrasse, avant de faire la sieste. Il sent son odeur. Puis elle se couche, entièrement nue. Ester fume, elle annote un livre. Elle met la radio, observe les corps de sa soeur et de Johan. Elle regarde dehors : que des hommes. Elle boit de l’alcool, appelle le maître d’hôtel qui ne parle aucune des langues qu’elle connaît. Elle fume sans arrêt, se couche à son tour, chantonne. Le maître d’hôtel apporte à boire. Elle apprend un mot de sa langue : kasi (main). Alcool, cigarettes. Elle se couche. Une main sur la poitrine et l’autre sur le sexe, elle se caresse [scène dite de masturbation qui, à l’époque, a suscité une certaine émotion et des tentatives de censure]. Des avions passent et réveillent Johan. Anna est indifférente.

Johan sort dans le corridor de l’hôtel avec son revolver (un jouet). Dans les couloirs, il rencontre un ouvrier, fait semblant de lui tirer dessus. Il croise le maître d’hôtel qui lui parle cette langue incompréhensible, se sauve, voit un tableau érotique. Pendant ce temps sa mère nue se lave. Johan entre dans une chambre où il trouve une troupe de nains. Ils se ressemblent tous, s’amusent. Sa mère choisit une tenue, sous le regard de sa soeur, se met du rouge à lèvres. Ester semble souffrir, elle boit, crache, ne peut plus se contrôler. Le maître d’hôtel s’occupe d’elle. La présence masculine semble la calmer. Elle commande à manger.

Tandis qu’Ester et Johan restent à l’hôtel, Anna descend dans un café. Elle fume, boit. Johan discute avec Ester. Il aimerait voir plus souvent ses parents, mais son père est toujours en voyage. Pendant ce temps Anna va dans une salle de cinéma. Elle y voit le spectacle des nains, et aussi un couple qui fait l’amour devant elle. Johan regarde le maître d’hôtel manger (salement). Quand il se déplace dans les couloirs de l’hôtel, il a toujours son revolver à la main. Le maître d’hôtel lui montre une photo d’enterrement. Il est triste. Enfin Anna revient. L’enfant a gardé les photos, il les cache sous le tapis.

Anna est revenue, elle se change, sa robe est salie. Ester, qui tapait à la machine à écrire, laisse voir sa désapprobation. Anna lui conseille de se mêler de ses affaires. Ester continue à travailler. Son visage est marqué par la souffrance. Mouvement de foule dans la rue, manifestations. On ne sait pas ce qui se passe. Johan se serre dans les bras de sa mère, qui l’embrasse. Le maître d’hôtel apporte le thé à Ester. Il y a de la musique dans l’hôtel (Bach). Ester conseille à Anna de rentrer en Suède avec son fils, elle préfère rester dans la ville. Ester lui fait des reproches. Johan retourne dans le corridor. Anna dit à sa soeur qu’elle a eu des rapports sexuels avec un homme, dans une église (il s’agit du garçon de café) (C’est un aveu, et aussi une sorte de gloire). C’est ainsi, dit-elle, qu’elle a sali sa robe. Ester demande à sa soeur de ne pas retourner voir l’homme. Elle se sent humiliée, jalouse, mais Anna part quand même. L’homme est dans le corridor. Ils vont faire l’amour dans une autre chambre. Johan les voit, écoute à la porte. Errance dans le corridor (ce n’est plus la musique de Bach, c’est du contemporain). L’enfant revient dans la chambre et voit Ester souffrante. Un char passe dans la rue, sous leurs fenêtres, et fait trembler les verres. Johan montre ses marionnettes à Ester.

Après l’amour, Anna regarde par la fenêtre et voit d’étranges mouvements dans la rue. Elle dit à l’homme que c’est tellement bien qu’ils ne parlent par la même langue. Elle voudrait qu’Ester soit morte – sans tenir compte du fait que son fils est attaché à sa tante. Johan raconte à Ester ce qu’il a vu, elle le console, pendant qu’Anna parle à l’homme silencieux. Puis Ester va dans l’autre chambre, où elle retrouve Ester avec l’homme. Anna reproche à Ester de se croire importante, supérieure, meilleure. Elle pense qu’Ester la déteste, Celle-ci répond que ce n’est pas vrai. Pourquoi es-tu encore vivante? lui demande Anna. Anna s’énerve, elle hurle contre sa soeur. Toutes deux jalouses l’une de l’autre, toutes deux malheureuses, devant l’homme muet.

L’homme veut encore faire l’amour avec Anna, qui pleure. Il la prend par derrière, elle sanglote. Dans le couloir, Ester l’entend tandis que les nains arrivent, costumés (ils parlent espagnol). Puis c’est le matin, l’homme dort, Anna s’habille, met ses bijoux. Elle trouve Ester étendue devant la porte de la chambre. On appelle le maître d’hôtel qui donne à boire à Ester. Anna annonce qu’elle va revenir en Suède, avec Johan, sans attendre Ester. Celle-ci écrit une lettre à Johan – probablement une lettre d’adieu. Le maître d’hôtel reste dans la chambre avec Ester. Elle voudrait jouer un autre rôle, mais maintenant c’est trop tard. Elle parle de sa solitude au maître d’hôtel qui ne la comprend pas. Elle a des spasmes. Elle suffoque. Elle appelle l’air, elle demande un docteur. Elle se couvre d’un drap. Johan est encore là, elle lui dit adieu. Anna appelle Johan pour prendre le train : il faut se dépêcher, ils vont le rater. Johan embrasse Ester. Anna s’en va avec l’enfant. Au moment de se séparer, les deux soeurs ne s’adressent pas la parole. Dans la dernière image, Ester respire encore. Va-t-elle survivre, ou non ? On ne peut pas le savoir.

Anna et son fils sont dans le train. Dans la lettre qu’elle a remise à Johan, Ester a écrit, en lettres capitales : POUR JOHAN, MOTS DANS UNE LANGUE ÉTRANGERE. Anna ouvre la fenêtre du train. Elle aussi semble suffoquer. L’enfant regarde longuement la lettre.

Analyse.

Pourquoi Bergman a-t-il intitulé ce film Le silence ? Ce n’est pas évident, car ce n’est ni un film particulièrement silencieux, ni un film où un personnage se réfugierait dans le silence. Les deux sœurs ne cachent ni leurs conflits ni leurs contradictions à Johan. Elles exhibent tout devant lui : déprimes, maladies, malaises, corps sensuels, disputes, colères. Johan parle lui aussi plutôt facilement pour un enfant, il pose des questions, donne son avis, il exprime ses soucis, ses regrets, notamment à sa tante Ester. Ce bavardage pourrait être considéré comme superficiel, il pourrait cacher l’essentiel. Il devrait y avoir, comme dans toute famille, des secrets dont on ne parle pas, concernant par exemple la mère des sœurs (la grand-mère de Johan où on l’envoie passer des vacances) ou leur père dont elles n’évoquent que la mort. L’homme était gros, son cercueil a dû être très lourd – aussi lourd que tout ce qui partait avec lui.

Ce ne sont pas les femmes, ce sont les hommes du film qui sont silencieux : le maître d’hôtel qui parle une langue étrangère, incompréhensible, l’amant d’Anna, qui ne dit pas un mot, les nains, qui obéissent sans rien dire à leur chef, les émeutiers de la rue, et aussi bien sûr les hommes qui sont morts, comme le grand-père de Johan, justement, ou qui sont absents, comme le père de Johan. Deux ans plus tard, dans Persona, après une crise qui l’aura conduit à passer lui aussi quelques mois à l’hôpital (pour une pneumonie, comme Ester), Bergman reprendra le thème du silence sur un mode complètement différent, en donnant au film un titre qui laisse passer le son, per-sona. Le même petit garçon reviendra, avec toujours un problème insoluble de relation avec sa mère et des lunettes en plus. Dans les deux cas, comme dans toute l’œuvre de Bergman, il y a bien sûr une dimension autobiographique, mais laissons de côté cet aspect et restons strictement à l’intérieur du film.

On peut se demander comment le même secret de famille peut donner deux sœurs si dissemblables. Peut-être partagent-elles, chacune, un aspect du même héritage (comme dans Cris et chuchotements) ? En-dehors de leur mise, de leurs vêtements, les deux sœurs se ressemblent, et même si leur sensualité n’est pas tournée dans la même direction, ni l’une ni l’autre n’en manque. Entre l’auto-érotisme de l’une et l’hétéro-érotisme de l’autre, y a-t-il vraiment une si grande différence ? Le résultat est comparable : c’est un échec complet, une vie ratée.

Le film commence par un texte intraduisible, écrit en lettres capitales dans une langue étrangère, affiché sur la porte du compartiment d’un train. Quelque chose comme : NYTSSEL STANTHJON PALIK. Johann demande à sa tante ce que ça veut dire; elle ne sait pas (pourtant elle est traductrice, c’est son métier, on l’apprendra plus tard). Le même film se termine par un message de la tante écrit en lettres capitales : POUR JOHAN, MOTS DANS UNE LANGUE ETRANGERE. Dans le train du retour, il essaie de comprendre les sous-entendus de cette lettre. Sa mère s’en désintéresse complètement, elle ne veut rien en savoir, elle rejette la lettre comme la sœur. Mais Johan croit en sa tante, il regarde longuement la lettre en supposant qu’elle contient quelque chose d’important pour lui. De sa tante restée là-bas, dans le pays étranger, en qui il avait confiance, qui l’aimait et qu’il aimait, c’est le seul legs, le seul héritage. Avant de partir, elle lui a dit : Tu comprendras.

Le film qui s’inscrit entre ces deux phrases intraduisibles, indéchiffrables, n’est pas intitulé secret de famille, par exemple, mais silence. Dans les deux cas, l’enfant a la charge de traduire ce silence. Il n’a pas beaucoup d’éléments à sa disposition, et personne ne l’aide. Il sait cependant qu’il doit partir de la seule évidence qu’on lui fournit : le secret s’écrit dans une autre langue. Bergman le savait puisque lui, il préférait s’exprimer en écriture filmique, en images, paroles et sons. Pour Johan, il faudrait une autre langue, et tout est à inventer.

Première hypothèse : Ester lui écrit déjà depuis l’autre côté, depuis le pays des morts. La situation de Johan serait alors analogue à celle de Mathias dans Un soir, un train d’André Delvaux, un film sorti en 1968 qui partage plus d’un thème avec Le silence de Bergman : un train qui traverse un pays inconnu, en guerre, où l’on parle une langue toute autre, intraduisible, et qui se termine par la mort d’une femme, Anna. Entre le pays des morts et celui des vivants, il n’y a pas de langue commune. La papier griffonné pourrait alors avoir pour signification : surtout oublie nous, ne ne parlons que la langue des morts. Il vaut mieux pour toi que tu renonces à traduire.

Deuxième hypothèse : certes la langue dans laquelle j’écris est indéchiffrable, mais cela ne doit pas te décourager. C’est à toi maintenant de parler et d’écrire dans la langue que tu choisiras. Ester fait comprendre à son neveu que c’est désormais à lui d’agir. Ne t’inquiète pas si ces mots restent étranger pour toi, il y a d’autres langues : celle que tu parles et peut-être aussi d’autres que tu pourrais apprendre. Ni elle ni sa mère ne connaissent ces autres langues, mais par cet éloignement, il pourra voir autrement les conflits familiaux. Sa tante le soutiendra post mortem, elle le portera.

Troisième hypothèse : la lettre d’Ester est une injonction qui lui dit : Tu dois traduire. Cette interprétation prend le contrepied des deux hypothèses précédentes, mais cela n’exclut pas qu’elles soient compatibles. C’est intraduisible, mais quand même, tu dois traduire. Pris entre ses deux sœurs, sa mère et sa tante, l’enfant est aussi pris entre deux injonctions contradictoires. Il faut cette tension pour que d’autres libertés lui soient ouvertes.

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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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