Leonor will never die (Martika Ramirez Escobar, 2022)

Une grand-mère pour toujours sur le point de mourir, sans jamais franchir le pas

Il n’est pas très courant, aujourd’hui, que la position du réalisateur soit celle de la grand-mère. Certes, il y a des réalisatrices, et sans doute y en-a-t-il qui privilégient la position maternelle (qui filment du point de vue d’une mère), mais ce n’est pas si fréquent. Peut-être y a-t-il des réalisatrices qui privilégient la position de la grand-mère (qui filment du point de vue d’une grand-mère), mais c’est plutôt rare, on n’en connaît guère d’exemple1. Mais des réalisatrices de 29 ans2 qui privilégient à la fois la position de la mère et celle d’une grand-mère mourante, tout en filmant de leur point de vue3, voilà qui est très probablement unique. Dans Leonor will never die4, la grand-mère5 est une scénariste qui garde en mémoire ses scénarios non tournés. Il lui revient à l’esprit le récit d’une mère qui a perdu un fils, Ronwaldo, lequel revient périodiquement dans le film sous forme de fantôme6. Dans cette histoire, un jeune héros vengeur nommé (lui aussi) Ronwaldo triomphe de tous les dangers : les milices, les flics, les mafiosos et les pouvoirs politiques7. C’est son rêve, son fantasme à elle au moment où, enfermée dans le coma à la suite d’un accident qui ne pouvait arriver à nul autre (elle a reçu une télévision sur la tempe), elle peut, sur son lit d’hôpital, rêver à loisir. Le film mélange tout : sa situation actuelle avec un fils qui cherche à la protéger (Rudie) tout en rêvant de partir à l’étranger, un mari bienveillant malgré leur séparation, sa situation d’il y a quelques années quand ses fils devaient se défendre contre un régime qui tue les jeunes gens sans avoir à rendre de comptes, un scénario rédigé il y a longtemps (peut-être avant même que Ronwaldo ait été assassiné) qu’elle espère voir enfin produit et réalisé, le tournage de son film par une autre réalisatrice qui est aussi elle-même, le tournage actuel8 du film de Martika Ramirez Escoba où Ronwaldo sauve une jeune Isabella des démons de l’époque, laquelle Isabella pourrait être un tenant-lieu de Martika (qui sait ?), etc. Il y a dans ce film tellement de mises en abyme qu’il est impossible d’en faire la liste. Il en résulte une confusion si étrange qu’on hésite entre le rire et la fascination.

Pour se consoler de la mort de son fils9 et faire son deuil des films écrits mais non réalisés, Leonor en imagine un qui ne se déroule pas seulement dans sa tête, puisque Martika le réalise effectivement10, dont elle n’est pas seulement la scénariste, l’actrice et le personnage, mais aussi la survivante. Le titre anglais, Leonor will never die, renvoie au topos selon lequel les acteurs de cinéma ne meurent jamais, puisqu’ils reviennent indéfiniment sur écran11. Dans le film, Leonor est sur le point de mourir mais elle ne meurt pas, puisqu’elle revient dans la danse collective du générique de fin12, qui renvoie à la joie toute simple qui résulte d’avoir fabriqué une œuvre unique. Le message serait : Laissez-nous, dans cette période si douloureuse, au bonheur de faire un film. C’est la fonction même du deuil qui est transformée. Le Ronwaldo mort ne reviendra pas, les films non réalisés resteront dans les cartons, Leonor finira par rendre l’âme dans son hôpital de Manille. Mais l’injonction Œuvrez ! ne restera pas lettre morte. La grand-mère nous léguera la plus grande des satisfactions : mourir vivante.

Le dédoublement de Ronwaldo entre une enveloppe spectrale désabusée (morte) et un corps puissant combatif (vivant) reflète la position d’un créateur (une créatrice) qui doit maintenir vivante une espérance dont rien n’indique le contenu. Il n’y a pas d’espoir concret, mais il faut continuer – pour le plaisir et aussi par devoir. Il n’y a pas d’autre choix. 

  1. Peut-être Agnès Varda dans Visages Villages (2017) – une exception, Agnès Varda est une exception en tous points. ↩︎
  2. De sa conception à sa distribution, il a fallu 8 ans pour fabriquer ce film (dont cinq années d’écriture) – ce qui reconduit à une très jeune femme.  ↩︎
  3. Le point de vue d’une jeune femme qui a passé quelques après-midis de son enfance ou de son adolescence à regarder des films dit Tagalogs, avec leurs stéréotypes et leurs bagarres machistes.  ↩︎
  4. Le titre philippin, Ang Pagbabali ng Kwago signifie : Retour du hibou, ce qui ne clarifie rien. ↩︎
  5. Interprétée par Sheila Francisco, ancienne actrice de l’industrie philippine du cinéma, plus grand-mère que nature. ↩︎
  6. Il est facile à reconnaître, car on voit à travers. ↩︎
  7. Les Philippines ont élu comme président un acteur, Joseph Estrada (1998-2001) et presque élu un second acteur, Fernando Poe Jr. (2004), ce qui montre l’importance du cinéma dans les pays. L’expérience Estrada ne semble pas avoir été très concluante, mais cela n’a rien changé : le président Duterte est un acteur encore plus mauvais.  ↩︎
  8. Film tourné entre juillet et septembre 2019. ↩︎
  9. Il s’agit du fils d’un premier mari, pas de celui qui est encore vivant.  ↩︎
  10. Si bien que ce film se trouve primé au festival de Sundance. ↩︎
  11. Topos rappelé non sans une certaine lourdeur dans Babylon, de Damien Chazelle (2022). ↩︎
  12. Autre film qui se termine par une danse : White Noise, de Noah Baumbach (2022). Dans les deux cas, un film burlesque, ironique et désespéré se termine par une allusion aux comédies musicales de la belle époque du cinéma, dont le contexte a disparu pour toujours. ↩︎
Vues : 3

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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