Cléo de cinq à sept (Agnès Varda, 1962)

Il aura fallu, pour commencer à vivre, un avertissement supplémentaire : tu te dois à la mort

En tant que chanteuse demi-mondaine, Cléo1 se croyait vivante, mais elle vivait dans l’artefact, manipulée de tous les côtés, programmée, déjà semi-morte. Soudain confrontée au réel de la mort, elle change de tenue, s’habille en noir, se débarrasse de sa perruque et de son affreux chapeau, et rencontre un jeune homme sur le point de partir en Algérie. Ce qui arrive entre eux n’est pas tout à fait une histoire d’amour, c’est celle d’un supplément de vie qui permet de dire, pas sans angoisse ni sans tristesse : Pour rester vivante, je dois m’ouvrir à la mortalité. Ce film qui précède d’une année La jetée (Chris Marker, 1963) anticipe la même thématique : pour continuer à exister, il aura fallu que je vive (ou revive) ma mort. Elle seule donne un sens à mon parcours à travers le vivant, à travers Paris.

L’action se déroule en temps réel, le 21 juin 1961, à Paris, entre 17h et 18h30. Le film est découpé en 13 chapitres numérotés qui s’affichent avec leur minutage et le prénom du personnage moteur de la séquence. C’est une sorte de road-movie dans Paris, où Cléo Victoire (son nom de scène qui remplace son vrai prénom, Florence) se déplace seule ou accompagnée, à pied ou en voiture. Il y a deux parties distinctes de 45 minutes dans le film : Cléo regardée, et Cléo qui regarde. Jeune et belle chanteuse plutôt frivole, elle craint d’être atteinte d’une grave maladie et doit téléphoner au médecin dans la soirée, c’est-à-dire en principe au-delà du film, pour avoir les résultats de ses examens médicaux. Elle n’attendra pas, elle ira au-devant de ces résultats en traversant Paris.

1. 5’13, 17h05 à 17h08. Cléo chez Madame Irma. Le générique est intercalé dans ce premier chapitre2 où Cléo rend visite à la cartomancienne. Le tarot confirme ses craintes. Á chaque mauvaise nouvelle, le film passe de la couleur au noir et blanc – ce qui anticipe une opposition récurrente. En sortant, se voyant belle dans le miroir, elle tente de se rassurer : Tant que je suis belle je suis vivante et dix fois plus que les autres. Marchant dans la rue, elle paraît triomphante.

Le verdict est prononcé à l’avance par la cartomancienne, tout est prévu et déjà anticipé à l’intérieur du premier chapitre. Le générique s’affiche à même les cartes (trois pour le passé, trois pour le présent, trois pour l’avenir), comme si déjà, le destin du film (un film-culte) était inscrit. Oui c’est grave, mais il ne faut rien exagérer dit la tireuse de cartes. Plus tard, le médecin dira : Ne vous inquiétez pas outre mesure. Cléo est condamnée à mort, mais ce n’est pas dramatique, après tout elle n’est qu’une jeune chanteuse plutôt belle mais assez frivole, sa survie est moins importante que celle de tous les autres, les spectateurs, les acteurs et aussi la réalisatrice. Il ne faut rien exagérer, il faut juste aller jusqu’à la fin (du film). Après tout, nous allons tous mourir, il faut mourir, il ne faut rien exagérer. Sachant qu’elle va mourir, la cartomancienne lui prédit une transformation profonde de tout votre être.

2. 8’06. 17h08 à 17h13. Angèle. Dans le café Ça va ça vient, son assistante, qui est aussi sa bonne à tout faire, ne la prend pas au sérieux. Cléo est solitaire et triste. Si c’est ça je me tuerai, autant dire que je suis morte déjà dit-elle en se regardant dans le miroir. Quand elle pleure, tout le monde la prend en pitié et vient la rassurer. Angèle raconte une histoire interminable au patron du café. Cléo préfère écouter les conversations du couple voisin. Dans la rue, la circulation est animée, les deux femmes se faufilent.

3. 13’07. 17h13 à 17h18. Cléo chez le chapelier Francine. Elle achète un chapeau noir qui ne lui va pas du tout. Peu importe, il lui faut encore jouer le jeu de la fille capricieuse. La vendeuse lui demande un autographe. Elle semble heureuse de sa célébrité.

4. 18’38. 17h18 à 17h25. Toujours avec Angèle, départ en taxi (une ID conduite par une femme) depuis la rue du Pont-Neuf. Traversée du pont Neuf. Dans le taxi, Cléo s’entend chanter à la radio – c’est probablement ce qui lui donne mal au cœur. Elles écoutent le vrai journal d’Europe 1 (vingt morts en Algérie3). Le taxi débouche quai de Conti et emprunte les rues Guénégaud (galeries d’art exotique) et Mazarine où des étudiants des Beaux-Arts s’amusent en perturbant la circulation. Puis il passe rue de l’Ancienne-comédie, carrefour de l’Odéon, rue de Condé, rue de Vaugirard, rue Guynemer, rue Vavin, boulevard Raspail. Elles arrivent au domicile de Cléo, 6 rue Huyghens. Elle se change, fait ses allongements, met sa perruque puis s’allonge dans le lit. Surtout ne parle pas de ta maladie, les hommes ont horreur de ça dit Angèle.

Il fallait bien ça, que Cléo habite dans un loft où le seul grand meuble est un lit à colonnes style Renaissance, pour que le film trouve sa place privilégiée dans l’histoire du cinéma. 

5. 25’37. 17h25 à 17h31. José, le protecteur de Cléo arrive (José Luis de Vilallonga). Il ne fait que passer. Elle n’a pas le temps, elle attend ses musiciens, et lui non plus n’a pas le temps. Tu es toujours malade dit José, ta beauté, c’est ta santé. Sans même l’embrasser, il s’en va au bout de trois minutes. Si je mourais, il serait tout étonné, même pas triste, dit-elle. Elle annonce qu’elle doit téléphoner au médecin le soir même.

Cléo n’a pas d’enfant. Peut-être José est-il son amant, peut-être pas, ce n’est pas clair. S’ils vont bien ensemble, c’est par rapport au monde, à la société, rien de plus. À l’exception de la cartomancienne et du médecin, personne ne croit à cette maladie qui est survenue dans son ventre comme une grossesse invisible, parasitaire, proliférante, qui ne provient pas d’autrui mais de l’autre en elle-même, qui la condamne et aussi qui la sauve. 

6. 31’19. 17h31 à 17h38 : Bob le musicien (il s’agit de Michel Legrand en personne) arrive, accompagné par le parolier Maurice le Plumitif4. Ils se déguisent, font des blagues (« L’horrible est beau, le beau est horrible », Shakespeare). Elle voudrait enregistrer de nouvelles chansons avant de partir (Partir, mais où ?). Ils lui présentent des chansons. Elle voudrait qu’elles soient modernes, qu’elles soient gaies et faciles à chanter.

7. 37’30. 17h38 à 17h45. Cléo chante Sans toi, une chanson triste5 dont les paroles ont été écrites par Agnès Varda6. Le fond passe peu à peu du blanc au noir. En chantant, elle pleure et nous regarde dans les yeux. Puis elle dit : C’est trop, je ne peux plus, c’est affreux. Elle décide d’arrêter, elle a le cafard. « – Avec ce cri d’amour vous allez révolutionner le monde de la chanson. – Vraiment, mais qu’est-ce que c’est qu’une chanson, combien de temps dure-t-elle ? » dit-elle. Elle change de robe, met une robe noire et l’affreux chapeau noir qu’elle avait acheté au début, se débarrasse de sa perruque (« Si je pouvais m’arracher la tête avec… »), et s’en va. La voici dans la rue, toujours élégante et bien habillée. Elle marche entre la place Pablo-Picasso et le carrefour Vavin. Un homme avale des grenouilles dans la rue. Une horloge affiche l’heure : six heures moins dix.

Tout commence par un très long regard-caméra7, plus d’une minute, tandis qu’elle chante les deux dernières strophes de la chanson. Il aura fallu qu’elle meure au cercueil de verre (un cercueil dans lequel les autres vous voient comme vous êtes, un cadavre), pour enfin jeter un regard sur le hors-champ, le spectateur inconnu. Il est des phrases qu’elle prononçait une demi-heure plus tôt, Tant que je suis belle je suis vivante et dix fois plus que les autres, qui deviennent imprononçables, impensables. La décision, vers 40’45, ce n’est pas elle qui l’a prise, elle s’est prise toute seule. Ce n’était pas un choix, c’était un ordre auquel elle ne pouvait qu’obéir. Une autre voix a remplacé les chansons mièvres et les blagues des musiciens. Elle se révolte. « La séance est finie » dit-elle avant de se débarrasser de sa perruque. Tout le monde se rend compte qu’elle ne joue plus la comédie : Solange la domestique, Bob le musicien, Maurice le plumitif. Ils se taisent. Ce n’est déjà plus la même personne. Elle se sait malade, bien sûr, depuis le départ, mais le risque de mort, il fallait qu’elle le vive autrement que dans cette vacuité. En jetant sa perruque, en mettant sa petite robe noire, elle appelle autre chose. La déambulation dans Paris change de sens. Limité dans le temps, le trajet a plus de poids que tout ce qu’elle avait fait auparavant.

Sans raison, sans justification, sans explication, elle ne dit pas non, elle dit oui. C’est son premier oui, le seul qui compte, le seul qui l’engage. Nous héritons d’un oui originaire, préalable à toute parole, indéracinable. Il survit à tous les désaveux, à toutes les dénégations, au doute, au scepticisme et à la critique. Il précède toute croyance, tout lien, toute prise de responsabilité. Dans toute réponse, même modeste, même négative, il y a ce oui : « Oui, me voici, je suis ici, je suis prêt ». Sans cet acquiescement, sans cette présentation de soi indépendante du contenu déterminé de la réponse, il ne peut y avoir d’adresse à quiconque.

8. 44’26. 17h45 à 17h52. « Quelques autres », dit le sous-titre. Elle entre au Dôme, dans la brasserie. Elle lance une de ses chansons dans le juke-box, croise quelques intellectuels et s’installe à une table. « Un cognac » commande-t-elle. Un couple parle hongrois. Elle entend des conversations auxquelles elle est étrangère. C’est fini pour elle, elle ne supporte plus cette ambiance. Elle entend parler de son amie Dorothée et décide de la rejoindre. Elle marche boulevard Edgar-Quinet. On la regarde, des souvenirs lui reviennent, des visages, le temps qui passe. Un saltimbanque se transperce le biceps avec un poignard javanais. Il fait beau, il y a beaucoup de monde dans les rues, elle commence à courir, c’est urgent.

Tout ce qu’elle fait, il faut qu’elle le fasse. Il est interdit d’hésiter.

9. 51’40. De 7h52 à 18h00. Académie de sculpture, Dorothée pose nue, puis s’habille. Elle explique que quand elle pose, « c’est comme si je m’absentais, comme si je dormais ». Elles partent dans l’auto de Raoul (une vieille décapotable), l’ami de Dorothée, projectionniste dans un cinéma de quartier8. Rue du départ. En passant sous le métro, dans le noir, Cléo annonce sa maladie. Son amie est la seule à la prendre au sérieux. Gare Maine-Montparnasse. Pendant que Cléo regarde les « vrais gens », Dorothée charge des bobines de film dans la voiture. Elles repassent dans le noir, sous le métro.

Le métacinéma, c’est d’abord plein de pellicule dans un coffre – c’est lourd. Il faut le sortir du coffre, le mettre en sûreté.

10. 59’05. De 18h à 18h04. Dans un cinéma rue Delambre, Raoul montre à Cléo et Dorothée un court métrage burlesque : Les Fiancés du pont Macdonald9. Pour ce mini-film muet dans le film, Agnès Varda a fait appel à des copains : Jean-Luc Godard et Anna Karina (les fiancés), Emilienne Caille, Sami Frey, Georges de Beauregard, Jean-Claude Brialy, Alan Scott, Eddie Constantine et l’autre couple, Danielle Delorme et Yves Robert (le vieux cinéma et le nouveau). Commentaire ultérieur d’Agnès Varda : cela reste « un souvenir qui symbolise la Nouvelle Vague telle que nous l’avons vécue, l’imagination au pouvoir et l’amitié en action ». Après le film, Raoul et Dorothée s’embrassent plusieurs fois.

Nous avons tous une dette à l’égard de la mort, mais dans certaines circonstances la dette peut changer de sens : la proximité de la mort nous doit quelque chose. Le film tient tout entier dans cette inversion. Le changement est fragile, incertain, il ne tient qu’au film mais il déborde le film. Le film dans le film est une sorte de métonymie de ce dépassement. Il y a dans les Fiancés du pont MacDonald une surenchère dans le débordement. C’est une histoire d’amour qui, pour bien finir, doit en passer par un convoi funèbre. Il faut ce simulacre de mort pour revenir au point de départ, avec quelque chose en plus : un film. Il n’y a pas que l’événement, il n’y a pas qu’une circulation dans Paris. Cléo, comme le film, va vers la fin mais quelque chose en reste : un tour de promenade gravé sur des bobines.

11. 1’03’09. 18h04 à 18h12. En partant, les deux copines cassent un miroir (signe de mort). On voit le reflet de l’œil de Cléo sur l’une des brisures du miroir. Cléo, triste et silencieuse, marche droit devant elle. Il y a une foule devant la brasserie du Dôme, une vitrine brisée. On aurait tiré sur quelqu’un. Elles prennent un taxi qui passe boulevard Raspail, place Denfert-Rochereau, avenue René-Coty. Cléo donne le chapeau noir à Dorothée, qui descend du taxi et monte les escaliers de la rue des Artistes. Cléo continue en taxi jusqu’au parc Montsouris. Il fait beau, il y a beaucoup de monde. 

Les gens bavardent, des fragments de conversation sont intercalés dans le film. Au son d’une musique solennelle, Cléo se promène seule. Elle chante.

12. 1’11’52. 18h12 à 18h15. Elle s’arrête à la cascade. La musique est remplacée par le bruit de l’eau. Un jeune homme lui adresse la parole et, contrairement à ses habitudes, elle lui répond. C’est Antoine (Bourseiller)10 qui lui dit qu’on est le jour du solstice, le jour le plus long de l’année. Il parle beaucoup, il s’excuse. C’est un soldat en fin de permission, qui doit repartir le soir même vers l’Algérie. Il s’exprime poétiquement, elle l’écoute, elle a besoin d’un interlocuteur. Elle lui parle du cancer, elle a peur de mourir, et lui aussi. Moi, c’est plutôt mourir à la guerre qui me désole. Il lui propose d’aller avec elle à l’hôpital.

L’autre décision qu’elle ne prend pas, qui est prise quelque part à sa place, c’est d’entamer la conversation avec ce garçon inconnu rencontré dans le parc Montsouris. Depuis la cartomancienne, le minutage du film donne l’idée d’un calcul, de l’avancée inexorable d’un temps linéaire11. Mais cette rigueur ne vaut que par l’irruption d’un tout autre, un incalculable, dont la figure est ce garçon singulier, vêtu du plus interchangeable des uniformes, le costume militaire. Elle n’a pas encore accepté le premier verdict que déjà arrive le second : la rencontre, la surprise, le changement de direction, une énigme, une transformation profonde de tout son être. Le temps linéaire, réel, du film, n’a pas d’autre justification que de mettre en valeur la rupture du cycle. On se demande si Cléo, involontairement, n’aura pas désiré et provoqué cette maladie à seule fin de casser un cycle encore plus mortifère pour elle. Il fallait que cet événement soit grave, qu’il soit, comme pour Les fiancés du pont Macdonald, littéralement mortel, pour déstabiliser le déroulement linéaire de cette pseudo-vie qui n’en était pas une. La maladie est un acte de naissance, l’événement supplémentaire qui fait venir un être nouveau unique, original12.

13. 1’15’24. 18h15 à 18h30. Cléo et Antoine se promènent dans le parc. Ils parlent de littérature, de superstition. Mon nom est Florence, mais on m’appelle Cléo, pour Cléopatre. Ils prennent le bus 67 : rue Liard, rue de Rungis, place de Rungis, rue Bobillot, place Paul-Verlaine, place d’Italie, boulevard de l’Hôpital, et hôpital de la Pitié-Salpêtrière. Ils parlent de la nudité. Ils s’accompagnent l’un l’autre. Elle lui donne une photo. Il l’appelle par son vrai prénom. « Aujourd’hui, tout m’étonne, la figure des gens et la mienne à côté » dit-elle. Silence. Elle est inquiète. Elle tient à voir le médecin. Ils entrent dans le jardin de l’hôpital où des dames bavardent. Ils arrêtent le médecin qui traverse le jardin en voiture. Antoine se présente comme le frère de Florence. Tout va très vite, le médecin s’adresse à lui pour lui confirmer ce qu’elle craignait : un cancer. 

Cinquante ans après, Agnès Varda résumait son film en une phrase : une jeune femme en danger de mort rencontre un jeune homme en danger de mort. Tous deux sont confrontés à la possibilité de la mort. La cause est-elle vraiment importante ? Pour la première ce serait un cancer, et pour le second la guerre d’Algérie. En tous cas c’est une question de temps : temps gagné sur la mort, temps perdu sur la vie, ou supplément de temps passé ensemble. Le film dure une heure trente : c’est un laps de temps comme on dit13. Rien de chrétien dans ce film, et rien de religieux : juste un jeu entre l’œuvre et le temps.

– Le médecin (à Antoine) : Il ne faut pas vous inquiéter outre mesure. Nous allons nous occuper de votre sœur avec beaucoup d’attention. Elle aura un traitement un peu fatigant mais je pense qu’après deux mois de rayons, tout ira bien. Elle vous tiendra au courant mais vous pourrez m’écrire si vous le désirez. A demain mademoiselle, venez vers 11 heures je vous indiquerai la marche à suivre.

(La voiture du médecin s’éloigne. On voit les visages stupéfaits d’Antoine et Cléo côte à côte, ils sont tournés vers la caméra).

– Cléo : Pourquoi ?

– Antoine : Je regrette de partir, je voudrais être avec vous.

– Cléo : Vous y êtes. Il me semble que je n’ai plus peur. Il me semble que je suis heureuse.

(Ils marchent).

(Très discrètement, l’horloge de l’hôpital sonne la demie de 18h).

(Ils se regardent). Il pleure, mais pas elle.

(Le noir, sans générique de fin).

Le noir de la fin, l’absence de générique final, indiquent qu’elle ne survivra pas, qu’elle mourra, et pourtant quelque chose est arrivé, quelque chose qui l’a rendue heureuse, un quelque chose qui est la preuve qu’elle survit, qu’elle ne meurt pas. Elle ne pouvait pas s’attendre à cet événement-là, venu en plus, qui l’a transformée dans les derniers trois quarts d’heure. Le film nous dit que ce qui compte, c’est ce plus, ces 45 minutes qui sont aussi la moitié de la durée du film. En tant qu’œuvre et en tant qu’histoire, le film dit qu’il est ce qui compte. Après ce film, Agnès Varda aura vécu encore 57 ans (un nombre premier)14, et tout se passe comme si le temps du film, une heure et demie, valait aussi pour ces 57 ans, ou comme si ces 57 ans ne correspondaient qu’à la durée d’un film, de ce film-là et pas d’un autre, le supplément de vie d’Agnès Varda qui aura conduit une jeune femme jusqu’à sa dernière heure. Que pour Cléo le supplément ne dure que 45 minutes et non pas 57 ans ne change rien au fond du problème. On peut tourner en rond, accomplir son destin comme on dit, mais entre-temps le destin n’est plus le même, il a changé, bougé, imperceptiblement15.

Cléo ne survit pas, à sa place c’est le film qui survit. Il me semble que je suis heureuse dit Cléo, comme si la perspective de la mort l’avait ramenée à sa vérité16. Après cette déclaration, le temps est suspendu, un sourire passe rapidement sur leur visage. Dans le noir où le mot « fin » ne s’inscrit jamais, le film dure indéfiniment, toujours à la même heure : la demie de 18h. Cette demi-heure, je n’ai jamais cessé de l’entendre sans jamais la voir.

  1. Corinne Marchand, c’est l’actrice qui est devenue célèbre grâce au film d’Agnès Varda. ↩︎
  2. Mise en abyme : le générique contient déjà la totalité des éléments du film à venir. ↩︎
  3. Deux mois plus tôt, de Gaulle fustigeait le fameux « quarteron de généraux en retraite » pour avoir tenté un putsch en Algérie française ; le 19 juin, les négociations entre la France et le FLN étaient suspendues. ↩︎
  4. Serge Korber, qui vient de se brouiller avec Guy Debord et qui réalisera plus tard Le Dix-septième ciel. À ne pas confondre avec le Korben de l’autre film. ↩︎
  5. Voici ces paroles : Toutes portes ouvertes / En plein courant d’air / Je suis une maison vide / Sans toi, sans toi // Comme une île déserte / Que recouvre la mer / Mes plages se dévident / Sans toi, sans toi // Belle en pure perte / Nue au cœur de l’hiver / Je suis un corps avide / Sans toi, sans toi // Rongée par le cafard / Morte au cercueil de verre / Je me couvre de rides / Sans toi, sans toi // Et si tu viens trop tard / On m’aura mise en terre / Seule, laide et livide, Sans toi, sans toi / Sans toi. ↩︎
  6. Tous les dialogues du film, y compris chantés, ont été écrits par Agnès Varda, âgée à l’époque de 32 ans. C’est l’autobiographie d’une jeune femme qui aura déjà vécu un cycle de vie. Elle ne connaissait pas grand-chose au cinéma, dit-elle, mais elle a parfaitement maîtrisé l’écriture de ce film, qui est devenu un classique. ↩︎
  7. Il faudrait réunir en une série ces regards-caméra féminins de rupture, d’appel à une éthique sans limite, absolue : Monika ou Elisabet dans les films de Bergman (Un été avec Monika, 1953, Persona, 1966), Dorie dans le film de Woody Allen (Stardust Memories, 1986), Cabiria dans Les Nuits de Cabiria (Fellini, 1957), Norma dans La Roue d’Abel Gance (1922), etc. Elles font appel à un tout autre qu’elles ne maîtrisent pas, une exigence inconditionnelle qui réside en nous, les spectateurs. ↩︎
  8. Raymond Cauchetier, toujours vivant en 2021 à l’âge de 101 ans, a été membre d’un commando du corps franc Pommiès pendant la Résistance. Entre 1959 et 1968, il a été photographe de plateau sur un grand nombre de films de la Nouvelle Vague. ↩︎
  9. Film de 3 minutes (tourné à 16 images par seconde, il est projeté à 24), dont le sous-titre est : Méfiez-vous des lunettes noires. Quand Jean-Luc Godard ne porte pas de lunettes [c’est rare], il voit la vie en blanc, et quand il porte des lunettes, il voit la vie en noir. Ce film réalisé par Agnès Varda reprend, sans en avoir l’air, le thème du film principal : Cléo en blanc, Cléo en noir. Anna Karina, une Blanche dans une robe blanche, se sépare de JLG, puis il met ses lunettes, et de l’autre côté de la Seine, il salue Emilienne Caille [que bizarrement personne ne cite quand on évoque ce film], une Noire dans une robe noire – mais c’est Anna elle aussi. Arrosée, l’Anna noire est mise dans un véhicule noir (pompes funèbres). JLG court après et revient, mais trop tard. Il veut mettre une couronne de fleurs sur sa tombe, pleure, retire ses lunettes, et soudainement, sur l’autre quai, c’est la Blanche en robe blanche qui revient. Elle tombe, on la ramasse comme une poupée dans une ambulance blanche. JLG se débarrasse de la couronne mortuaire et jette ses lunettes noires dans la Seine. [Ce n’est pas vraiment du racisme, mais quand même pas très gentil pour la personne racisée]. Interprétation basique : alors que l’histoire de Cléo se termine par le noir, ici le noir n’est qu’un passage, un moment désagréable à oublier. Au couple raté de Cléo et José, s’oppose le couple réussi de Dorothée et Raoul. Interprétation moins basique : tout dépend comment on voit les choses, c’est une question de regard. Dans ce film burlesque produit par Georges de Beauregard, tout se termine bien car le noir (ou la Noire) n’est que l’ombre du blanc. Dans l’autre film c’est le blanc qui est l’ombre du noir, une optique contre-intuitive, mais plus vraie. ↩︎
  10. Antoine Bourseiller est le père de la fille d’Agnès Varda, Rosalie, qui sera légalement adoptée par Jacques Demy. ↩︎
  11. « Je me suis donné un carcan strict pour structurer le film. J’ai décidé qu’il se déroulerait en temps réel et dans une géographie réelle. Il n’y a pas d’ellipses, comme cela se fait généralement au cinéma, l’action est montrée telle qu’elle se déroule réellement, minute par minute. Et les trajets sont de vrais trajets » (Agnès Varda en 2014). On peut voir aussi le film comme un documentaire sur le Paris de juin 1961. En outre le film a été tourné en ordre chronologique, aux horaires correspondants à ceux de la fiction – à l’exception des séquences du parc Montsouris où Cléo rencontre Antoine, tournées à l’aube. ↩︎
  12. Pour faire venir ce temps, il aura fallu du sombre, du noir. JLG, c’est l’illusion platonicienne de la clarté. Il jette les lunettes noires sans lesquelles Agnès Varda n’aurait jamais réussi à faire venir, survenir l’autre vérité. ↩︎
  13. Laps = Mot qui n’a que le singulier et ne s’emploie qu’avec temps : laps de temps, espace de temps. Etymologie : Lat. lapsus, écoulement, chute, de labi, s’écouler (Littré). En latin, lapsus, qui signifie chute, est employé familièrement pour désigner une faute, une erreur, un défaut. Mourir aussi jeune, c’est manifestement un défaut, un lapsus. ↩︎
  14. Arlette Varda, devenue Agnès Varda à l’état-civil par hommage aux origines grecques de son père, est morte dans la nuit du 28 au 29 mars 2019, des suites d’un cancer. ↩︎
  15. On trouve dans ce film la même logique du supplément que dans La Jetée, ce montage de Chris Marker réalisé la même année. Comme le personnage de Marker, Cléo était déjà morte sans le savoir. Son destin était arrêté. Elle traverse Paris dans un mouvement circulaire qui lui fait savoir ce qu’elle savait déjà ; mais dans ce parcours, quelque chose s’est ajouté. Telle est l’énigme. ↩︎
  16. La tentation heideggerienne qui trouve dans la mort le propre de l’homme, il ne faut jamais ni la surestimer, ni la sous-estimer.  ↩︎
Vues : 19

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

Vous aimerez aussi...

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *