L’éclipse (Michelangelo Antonioni, 1962)

Un parcours dans les marges où la vie courante, sentimentale-économique, se dissout, s’efface, s’éclipse

Le titre laisse entendre que, dans ce film, quelque chose s’éclipse. Quoi ? Selon une déclaration d’Antonioni, ce sont les sentiments1. C’est ainsi qu’on peut interpréter les vingt premières minutes du film, quand Vittoria2 réaffirme sa rupture avec son amant, Riccardo. On ignore si la relation entre eux n’a jamais été sentimentale (on en doute), mais dans l’hypothèse où les sentiments auraient été impliqués, ils se seraient éclipsés, dont acte. Mais on peut choisir une autre direction : donner la priorité aux longues et spectaculaires scènes de la bourse de Rome3, qui occupent environ un tiers du film. Les courtiers courent dans tous les sens, s’agitent, se bousculent à l’affût des derniers tuyaux, multiplient les a parte et les coups de téléphone, et finalement n’ont aucune influence sur l’évolution de la bourse : un jour elle monte, et le lendemain elle s’effondre. La bourse n’a pas de sentiment. C’est l’activité la plus réductible à des calculs, la plus chiffrable, et en même temps la plus incalculable, la plus imprévisible, la plus immaîtrisable. Tandis que la mère de Vittoria perd une fortune à ce jeu, Vittoria s’en désintéresse. C’est pour elle l’occasion de rencontrer le courtier Piero4, dont on comprend depuis le début qu’il ne fait pas de sentiment. Qu’est-ce qui les rapproche ? Est-ce leur âge, leur beauté, leur commun détachement à l’égard des familles, des lignées ? Est-ce le privilège que tous deux accordent au présent sur toute autre considération ? Le film tend à se présenter dans une pure et simple immédiateté, présentiste comme on dirait aujourd’hui. Il faudrait que l’amour, la bourse, la danse, le voyage en avion, etc., soient vécus dans l’instant, qu’ils ne soient perturbés ni par le passé, ni par le futur. Mais le passé insiste. Vittoria et Piero se présentent mutuellement leurs chambres d’enfant où trônent des photos de famille, comme on dit – visages en gros plan, corps qui portent un passé mystérieux. L’un et l’autre s’inscrivent, de fait, dans des généalogies, même si pour eux ces lignées sont arbitraires, dépourvues de sens. Les appartements familiaux se situent au centre de Rome dans des quartiers historiques, tandis qu’ils habitent dans la banlieue romaine dite de l’E.U.R. (Esposizione Universale di Roma)5, qui charrie elle aussi le passé mais d’une autre façon : futurisme, fascisme, modernité, etc… En focalisant le regard sur des détails, des visages, des objets abandonnés, des trottoirs vides, Antonioni insiste sur la dimension inachevée, inhospitalière et stérile du quartier.

Finalement tout ce qui se rattache à la vie courante, quotidienne, affective (voire amoureuse), sociale, économique, s’efface au profit de lieux ou de sentiments vidés de leur substance. Les gens passent mais ne vont nulle part, Vittoria grimée en négresse se donne en spectacle à ses voisines, les courtiers s’agitent mais n’aboutissent à rien, les avions circulent d’une ville à l’autre pour le simple plaisir de voler, les boursicoteurs cachent leur détresse en dessinant des fleurs sur des feuilles volantes, l’agent de change débranche ses téléphones sans rien suspendre, les amants s’embrassent, se font des promesses, se donnent rendez-vous mais ne viennent pas. Le processus de dévitalisation de la vie quotidienne se concentre dans deux moments particulièrement troublants : la minute de silence qui interrompt l’activité frénétique de la bourse (de 23’12 à 24’12, exactement une minute), et les sept minutes finales où le lieu de rendez-vous des deux amants reste vide. Dans les deux cas, le spectateur oublie l’histoire, erre sans but, incapable de fixer son attention sur un objet précis. Du récit déjà si ténu d’une liaison passagère sans passé, ni futur, ni affect, il ne reste presque plus rien. La fin du film est crépusculaire : des personnages anonymes, vaguement éclairés par des lampadaires, dans la nuit tombante. À l’instant où le mot « fin » apparaît, il n’y a plus personne, rien d’autre que l’éclat aveuglant d’un lampadaire unique.

Si le film conduit quelque part, c’est au point indéfini, indéfinissable, où le mouvement, le temps et l’action des personnages6 s’anéantissent, s’éclipsent. Pour décrire ce point, les commentateurs ont pu parler de paralysie, d’ennui7, de vertige. On peut aussi mentionner la phrase préférée de Vittoria, répétée plusieurs fois : « Je ne sais pas » – expression la plus exacte et sincère du cœur du film. Il n’y a plus rien à dire. On n’est qu’en 19628 et déjà la parole du cinéma a vécu, sa voix s’est fracturée, la quête est vaine. C’est un film dépourvu de centre, ou plus exactement un film dont le centre est la périphérie. Vittoria et Piero se rencontrent pendant la minute de silence, une minute qui s’étend indéfiniment à la fin du film, quand ils ne se rencontrent plus. Ils ne peuvent pas meubler leur ennui par la présence de l’autre, puisque cette présence n’est qu’une illusion, le masque du vide.

  1. Dans un entretien, Antonioni explique l’origine du titre : « J’étais à Florence en train de filmer une éclipse de soleil. Il y eût un silence différent de tous les autres, une lumière terne puis l’obscurité et un calme absolu. Je me suis dit que pendant cette éclipse, nos sentiments aussi sont en suspens. C’est en partie de là que m’est venue l’idée de L’éclipse (Quel bowling sul Tevere, Michelangelo Antonioni, Einaudi, Turin, 1983, p. 196) »  ↩︎
  2. Interprétée par Monica Vitti. Riccardo est un attaché d’ambassade qui emploie Vittoria comme traductrice. ↩︎
  3. La bourse de Rome occupe l’emplacement des ruines du temple d’Hadrien. ↩︎
  4. Interprété par Alain Delon. ↩︎
  5. La construction du quartier a été engagée par Mussolini pour abriter l’exposition universelle de 1942, à l’occasion des vingt ans de son accession au pouvoir. Cette exposition ayant dû être annulée en 1939 à cause de la guerre, les principaux bâtiments n’ont été achevés que dans les années 1960. Le site a accueilli une partie des Jeux Olympiques de Rome de 1960.  ↩︎
  6. Gilles Deleuze a associé L’éclipse à « l’image-temps » qu’il oppose à « l’image-action » propre au cinéma classique. Le temps s’étale, il devient palpable, se matérialise à tel point qu’il élimine l’action. ↩︎
  7. L’ « Antoniennui », terme inventé par Andrew Sarris en 1966. ↩︎
  8. Crise de Cuba, peur de l’affrontement nucléaire. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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