Il Caso Valdemar (Gianni Hoepli & Ubaldo Magnaghi, 1936)

Le « mourir » de Valdemar, suspendu pendant 7 mois, est encadré par deux énonciations impossibles : « Je suis mort »

Première mise en pellicule du récit de Poe, ce film d’une durée de 14 minutes a été écrit et dirigé par deux réalisateurs qui n’en ont pas fait d’autre, un film unique donc (pour eux), bien qu’il inaugure la longue série des adaptations et des films dits d’horreur où le mort-vivant est figuré de mille et une façons. Par son ancienneté, son absence de bande-son, son style expressionniste, il fait office de point de départ ou de point-origine d’une tradition qu’il reste encore à qualifier.

Le film commence par les visages. Trois hommes participent à une expérience de magnétisme. Les mains sur la table, ils se laissent mesmériser par un quatrième homme. Un pendule passe sur une pellicule abîmée ces traces de brûlure ou d’usure sont-elles volontaires? On l’ignore. C’est comme si la pellicule se décomposait, comme si elle avait subi le même sort que celui qui attend Valdemar. Le quatrième homme met un crayon dans la main d’un des participants, comme si un message lui était arrivé de l’au-delà. La main écrit : votre ami Valdemar est moribond, sauvez-le par une expérience hypnotique. Dans le film, il est donc question de salut, pas de science comme chez Poe. Une horloge apparaît, qui indique minuit. Les amis montent l’escalier qui conduit chez Valdemar. Une religieuse ouvre la porte (chez Poe, ce sont des domestiques). Valdemar est effectivement moribond sur un lit, mais encore vivant. On lui prend la main, on lui essuie le front. Un étudiant en médecine prend des notes. Allan hypnotise Valdemar qui commence par résister mais finit par succomber. Valdemar meurt, la religieuse fait une prière. Allan interroge Valdemar : Est-ce que tu dors ? Valdemar répond quelque chose (mais il n’y a pas de cartel). Le médecin constate le décès sans marquer beaucoup d’émotion. C’est l’évolution naturelle, normale, de la phtisie. Il se lave les mains. Les hommes sortent (ils descendent l’escalier). Il semble que la religieuse fasse sortir un oiseau d’une cage. Très rapidement, des femmes se rendent compte de la situation, s’exclament, discutent avec d’autres femmes. L’une d’entre elles se signe. Une autre éclate de rire. Ces nombreux personnages féminins ont la vivacité de ceux des films d’Eisenstein – c’est comme si les réalisateurs avaient voulu représenter la crédulité populaire dont parle Poe. Les hommes reviennent lentement, ils empruntent un escalier qui les conduit dans la chambre du mort, suivis par les femmes, qui gesticulent devant la fenêtre. Valdemar est toujours identique à lui-même, sans changement. La religieuse surveille. Les mois passent, il ne se décompose toujours pas. Allan tente une expérience, Valdemar, toujours sous influence hypnotique, lève les bras. La religieuse en lâche son chapelet. Puis, après sept mois, sous la croix du lit, Allan décide de mettre fin à l’état hypnotique. Valdemar se réveille, il ouvre la bouche, parle une dernière fois (toujours sous la croix). Son corps se décompose. Effroi général. Horreur. Fin.

Le texte d’Edgar Poe, The Facts in the Case of M. Valdemar, a été publié en décembre 1845. Rapidement son impact a été considérable. Poe a tout fait pour lui donner une tournure expérimentale et scientifique dont témoigne le titre français (probablement choisi par Baudelaire) : La vérité sur le cas de M. Valdemar. Aujourd’hui, le plus souvent, on le résume à cette phrase emblématique : Je suis mort, qui touche chaque lecteur au plus près (ou au plus vif) et peut provoquer le doute, le rire, l’horreur ou l’indifférence. Comment peut-on être à la fois vivant et mort ? Chaque film est une interprétation, et celui-ci en appelle plus à la terreur qu’au rire. En 1936, le cinéma est parlant depuis 1927, et pourtant le film est muet. Il reprend, en silence, les codes gestuels et émotionnels du cinéma expressionniste, ce qui donne à la profération un étrange statut de présence / absence.

On oublie souvent que dans le film comme dans le texte, la phrase Je suis mort est répétée plusieurs fois. Valdemar la prononce une fois au début de la période de latence de sept mois pendant laquelle son mourir est suspendu, et encore à la fin, juste avant sa putréfaction. Chaque fois le film montre en gros plan son visage, particulièrement sa bouche et ses lèvres. Poe ajoute une description de la langue, noire et boursouflée (non reprise dans le film). En l’absence de voix, de son et même de cartel (qui en tiendrait lieu dans ce film muet), on ne peut que deviner ce qui se dit.

Reprenons les occurrences de cette phrase (traduction de Baudelaire).

Première fois :

  • Oui, – non, – j’ai dormi, – et maintenant, – maintenant, je suis mort.

Deuxième fois, sept mois plus tard :

  • Pour l’amour de Dieu! – vite! – vite! – faites-moi dormir, – ou bien, vite! éveillez-moi! – vite! Je vous dis que je suis mort.

Troisième fois : au moment où il sort de l’hypnose : « Mort », « Mort »! Le pronom personnel a disparu, comme si Valdemar n’était déjà plus un « je ». Texte du narrateur : « Comme je faisais rapidement les passes magnétiques à travers les cris de «Mort! Mort!» qui faisaient littéralement explosion sur la langue et non sur les lèvres du sujet,—tout son corps,—d’un seul coup,—dans l’espace d’une minute, et même moins,—se déroba,—s’émietta,—se pourrit absolument sous mes mains. Sur le lit, devant tous les témoins, gisait une masse dégoûtante et quasi liquide,—une abominable putréfaction ».

Plus de deux fois donc :

  • une fois dans l’immédiateté : « Maintenant, je suis mort », d’une voix déchirée, caverneuse, hideuse comme sa langue.
  • une fois en s’adressant à son interlocuteur, au discours indirect : « Je vous dis que je suis mort ». Quand il demande « éveillez-moi », ce n’est pas pour s’ éveiller à la vie dont il est définitivement détaché, c’est pour s’éveiller à la mort.
  • plusieurs fois en parlant de lui-même non pas au présent, mais au passé : « Mort! » « Mort ». Ne croyez pas que je sois encore en vie, dit-il à son interlocuteur. Non, je parle, mais c’est un mort qui vous parle.
  • Dans le texte de Poe comme dans le film, la mécanique de la mort est une histoire de chiffres. Il faut être exact, précis, pour être crédible.

Le texte parle d' »environ sept mois », et le film insiste sur les événements qui arrivent pendant ces sept mois. Après que le médecin, constatant la mort, se soit lavé les mains (comme Pilate), tout semble se dérégler. On trouve dans l’appartement de Valdemar une multitude de croix auxquelles Poe ne fait aucune allusion (rappelons que le film est italien, tandis qu’Edgar Allan Poe est né à Boston, USA, et ne dit rien de la religion dans son texte). On y trouve aussi une religieuse qui devrait dissocier le corps de Valdemar de son âme, alors que toute l’expérience les rend étroitement solidaires. Les autres femmes sont stupéfaites, indignées, perturbées, elles n’arrêtent pas de s’interroger bruyamment (cris inaudibles dans ce film muet), de se quereller, terrorisées par le chaos que représente pour elles la vision d’un homme à la fois mort et vivant. Les médecins constatent que les fonctions vitales sont éteintes, mais que le corps ne change pas. La mise en scène multiplie les escaliers : on monte, on descend, pour venir en ce lieu isolé, ni chambre de malade, ni morgue, ni cimetière, où se trouve ce corps-cadavre.

Dans le film, l’hypnotisation de Valdemar est supposée avoir eu lieu le 7 octobre 1928 (pourquoi cette date? on l’ignore). La sensibilité du sujet est évaluée le 19 octobre 1928, à 10h20, très exactement (précision nécessaire pour affirmer la scientificité du geste). Valdemar bouge sous l’effet de l’hypnose, il lève les bras malgré son absence de réaction biologique (comme dans le texte). Le temps passe ensuite très vite, date après date, jusqu’au 22 avril 1929, quand l’expérimentateur met fin à l’hypnose (la durée est imprécise dans le texte, environ sept mois, tandis que dans le film elle est précise : sept mois et demi).

Que se passe-t-il pendant les sept mois (en italiques dans le texte de Poe, durée mentionnée deux fois) ? Quelque chose se passe autour de la voix. Tout est mort en lui, explique Poe, sauf sa langue, noire et boursouflée, qui continue à vibrer et semble faire un effort pour répondre à chaque question qu’on lui pose. Le narrateur explique que, si elle vibre, c’est sous l’influence du magnétisme. Ce n’est pas une vibration vivante, c’est un autre genre de vibration indéterminée. On pourrait dire que la vibration monstrueuse de cette langue horrible, ni montrée ni sonorisée, c’est le punctum du film.

« Plus de deux » est une expression qui plaisait beaucoup à Jacques Derrida. C’est à la fois un chiffre (deux), et pas un chiffre (plus de…), un chiffrage approximatif, supplémentaire, qui est un chiffrement, un ajout par rapport à la duplicité initiale, à la division, la duplication, au mimétisme, à l’obscurité. La différence entre un contrat et une alliance, dans son vocabulaire, c’est que l’alliance se fait à plus de deux – le supplément restant absolument inconnu. Le film abandonne au silence le moment où Valdemar parle de lui-même comme un autre (Je vous dis que je suis mort) et omet complètement le troisième Je suis mort, impersonnel, de Poe : « Mort, mort! ». Pour préserver la séparation de l’âme et du corps (la dimension religieuse absente du récit de l’auteur américain), il faut que ce troisième moment se confonde avec la putréfaction. Au-delà de l’opposition évidente entre vie et mort, au-delà du vivant et du mourant, au-delà du binaire, le texte d’Edgar Allan Poe (1845) s’inscrit sur un certain fil qui passe de Franz-Anton Mesmer (1776) à Charles Baudelaire (traduction du texte en 1848) et Sigmund Freud (1886-1889, l’hypnose à la suite de Charcot) et Jacques Derrida (première citation dans l’exergue de La voix et le phénomène, 1967). Quel fil ?

Allan n’a donné aucune instruction, aucun ordre à Valdemar. Il l’a seulement endormi, laissé à sa pure auto-affection. Entre deux morts, sa langue monstrueuse ne pouvait ni articuler, ni parler, elle pouvait tout juste vibrer, sans rythme. Le corps-cadavre ne pouvait pas mourir. Il ne pouvait plus être affecté ni par le temps, ni par l’opposition vie/mort, ni par aucune opposition du langage, ni par la différence. Hors-temps, même le rien est innommable. Pendant sept mois, entre ses deux énonciations Je suis mort, ce qui subsistait de Valdemar ne s’adressait à personne, ne répondait à aucune question. Même la mort lui était étrangère. Ce moment d’arrêt, de paralysie, est incomparable avec tout autre arrêt. C’est un arrêt de mort qui ne dépend plus d’aucun jugement ni d’aucun mot, pas même le mot mort.

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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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