White noise (Noah Baumbach, 2022)

La déconstruction ordinaire, sans réponse, ça peut se consommer sans déplaisir, mais pas sans angoisse

C’est une famille qui ressemble à une famille américaine ordinaire avec un père, Jack1, et une mère, Babette2. Le fait qu’elle soit recomposée (Heinrich et Steffie de deux précédents mariages de Jack3, Denise du précédent mariage de Babette + un garçon plus jeune, Wilder, qu’ils ont eu ensemble) n’est pas très original. Ça l’était peut-être en 1985, quand le roman de Don DeLillo, Bruit de fond4, dont le film est une assez fidèle adaptation5, est paru6, mais aujourd’hui, c’est plutôt la règle que l’exception. Ils habitent à Blacksmith, petite ville de l’Ohio (lieu banal par excellence). Le métier de Babette (s’il elle en a un7) n’est pas très clair, Jack est un universitaire spécialiste en études hitlériennes, une discipline qu’il a fondée. Il sait tout de la vie du dictateur, mais ne semble pas beaucoup s’intéresser à ses œuvres (si l’on peut dire). On ne sait pas non plus d’où il tire ses informations, puisqu’il ne parle pas l’allemand. En tout cas, son cours a beaucoup de succès, c’est un professeur brillant qui attire les élèves. Il discute souvent de choses et d’autres avec ses collègues. Avec l’un d’entre eux, Murray Siskind8, il compare l’enfance d’Hitler à celle d’Elvis Presley – comme si ces deux hommes pouvaient être mis sur le même plan. C’est cette sorte d’aplatissement, d’équivalence générale entre les valeurs et les sujets de conversation, qui contamine le contenu du film et son style même. Dans cette « famille », la parole circule à toute vitesse sans jamais faire véritablement sens, personne n’écoute personne, les enfants sont plus savants que les parents, ceux-ci ne transmettent rien et n’ont aucune autorité9Ça se déconstruit de partout, personne n’en est responsable et personne ne se préoccupe de répondre10. Jack et Babette semblent n’avoir peur que d’une chose : la mort. Souvent ils se demandent qui mourra le premier – qui laissera l’autre dans la solitude. Cette angoisse est le point de départ de l’intrigue qui sert de fil rouge, seul élément qui donne au film une certaine unité : le Dylar, un médicament supposé réduire la crainte de la mort (thanatophobie). Babette n’hésite pas à se donner (sexuellement) à un certain M. Gray pour se procurer ce produit qui, selon les essais cliniques, n’a aucun effet sur elle. Jack tente de tuer ce M. Gray qui l’obsède – comme si ce meurtre pouvait avoir un effet sur sa propre angoisse. Mais jamais le point de départ de l’angoisse [la déconstruction] n’est verbalisé.

On peut retenir ce qu’on veut de ce récit foisonnant, privilégier un épisode ou un autre, par exemple celui où l’irruption d’un nuage toxique oblige les habitants de Blacksmith à quitter leur domicile et à passer neuf jours en quarantaine dans un camp improvisé. Sur la pollution en général et le danger des médicaments en particulier, les enfants sont plus lucides que les parents, mais finalement tous convergent vers une absence de confiance en l’avenir, une vie au jour le jour où la seule activité véritablement stable, qui revient avec une régularité sans faille, est le passage au supermarché. Le centre commercial est l’horizon ultime sur lequel le film se termine. Puisqu’il n’y a rien d’autre à faire, autant danser entre les rayons en gardant en mémoire les merveilleuses comédies musicales du passé.

Le film se présente comme éclaté, fragmenté, incohérent. On a pu dire que le roman de Don DeLillo était postmoderne, ce mot renvoyant à une combinaison mal définie de doutes, d’hésitations, de perte de repères, en contradiction avec la croyance en la science, le progrès et les droits de l’homme qui caractérisaient la période précédente. En 198511, le succès du livre montrait que sa structure décousue résonnait avec la situation américaine de l’époque, et l’impression n’est pas différente aujourd’hui12. Le montage d’images d’accidents de voiture empruntées aux films américains les plus spectaculaires, puis le nuage toxique qui déclenche un chaos général, évoquent la double crise sanitaire et climatique vécue pendant le tournage13, à laquelle le film ne répond que par un mélange de rhétorique, de panique, d’inaction et de conspirationnisme. L’amnésie de Babette, les hallucinations de Jack, les avertissements hypochondriaques de Denise et les raisonnements compliqués de Heinrich répondent à un état du monde. Le ton cartoonesque, les décors kitsch, les couleurs acidulées, le brouhaha général, la cascade du véhicule familial transformé en radeau, le mauvais polar de série B où le blessé est traîné dans un hôpital tenu par des religieuses athées, la chorégraphie enchevêtrée des scènes, produisent un effet comique indéniable. Ce film intello est en même temps burlesque, apocalyptique et joyeux, ironique et désespéré, bavard et mystérieux. Il mérite d’être pris au sérieux. 

Cela conduit à s’interroger sur la notion de déconstruction ordinaire, une notion qu’on trouve rarement développée dans les travaux académiques. On a vu que, dans la famille, les rôles pouvaient s’inverser. Ce n’est pas le cas dans l’université, où les étudiants sont sagement alignés, muets, dans les amphithéâtres14. Dès qu’on sort de l’enceinte universitaire, les professeurs sont dépassés. Ils n’ont aucune place privilégiée dans la société, ni pour interpréter les événements, ni pour y répondre. Dissociée de la philosophie, la déconstruction est directement politique, littéraire, cinématographique ; elle opère à même le corps biologique et social. Chaque personne suit son chemin, indépendamment des autres, à l’extérieur des groupes et communautés. C’est de cette situation telle que décrite par White Noise, qu’il faut partir pour avancer.

  1. Interprété par Adam Driver. ↩︎
  2. Interprétée par Greta Gerwig – qui n’est autre que la compagne du réalisateur Noah Baumbach. ↩︎
  3. Dans le livre de DonLillo, Jack a été marié cinq fois à quatre femmes différentes. Il semble que dans le film, il l’ait été un peu moins. ↩︎
  4. White Noise en anglais, qu’on peut aussi traduire par bruit blanc : un son d’intensité égale, monotone, qui peut être utilisé pour en masquer d’autres. Il en va ainsi de toutes les conversations du film : ce sont des sortes de bruits blancs, dépourvus de sens, qui masquent d’autres bruits dont on ne sait rien.  ↩︎
  5. « Transposer l’œuvre d’un autre permet de se décentrer et de se sentir autorisé à explorer des pistes qu’on n’emprunterait pas dans le cadre d’un projet personnel ». Ce conseil de Brian de Palma a été entendu par Noah Baumbach, quand il a choisi d’adapter ce roman réputé inadaptable. ↩︎
  6. Le roman, qui décrit la société américaine du début des années 1980, a obtenu le National Book Award en 1980. ↩︎
  7. Il semble qu’elle donne des cours de yoga. ↩︎
  8. Ce professeur, interprété par Don Cheadle, était Juif dans le livre, et maintenant il est Noir. ↩︎
  9. « La famille est le berceau de toute la désinformation du monde » dit à un moment Murray Siskind dans le film. ↩︎
  10. Pour répondre, il faudrait déjà faire le constat, qui reste inimaginable. ↩︎
  11. Six ans avant Twin Peaks, la série de David Lynch qui portera encore plus loin le désarroi. ↩︎
  12. Le film a été tourné pendant le second semestre 2021. ↩︎
  13. Et aussi la guerre en Ukraine qui est arrivée juste après. ↩︎
  14. L’autre versant des travaux académiques. ↩︎
Vues : 5

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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