L’ornithologue (João Pedro Rodrigues, 2016)

Il aura fallu, pour entendre le secret dont l’autre témoigne, en passer par un « Je suis mort »

Le récit.

Fernando, ornithologue1, suit le cours du Douro en kayak. Il est parti pour une durée indéterminée, avec tout le matériel nécessaire, dont une boîte de médicaments indispensables à sa survie. En bon scientifique, il doit compter les volatiles, les observer, les décrire. Sa mission commence par le plaisir d’un bain (il y en aura beaucoup d’autres). Ses proches semblent inquiets pour lui, mais il n’en tient pas compte et prend son temps, examinant à la jumelle les nids d’oiseaux. Il part en pirogue, si tranquillement qu’il en oublie les rapides. Alors arrive le naufrage (un point commun avec Saint Antoine de Padoue2, qui se prénommait lui aussi à l’origine Fernando) et quelques événements inattendus, imprévisibles. Il est attiré par les oiseaux, et son imprudence l’entraîne dans des rapides, où il est éjecté de son kayak. Son corps inanimé est retrouvé par deux jeunes chinoises chrétiennes qui se sont égarées sur le chemin de Saint-Jacques de Compostelle. Elles lui demandent de les escorter pour retrouver leur route, lui font boire un thé somnifère et le ligotent comme un Saint Sébastien. Bientôt l’irrationnel s’en mêle. Probablement le prennent-elles pour un diable, mais lui ne croit ni au diable, ni aux esprits, ni aux dieux. Il réussit à se détacher, s’enfuit et retrouve son campement dévasté, ses yeux brûlés sur sa carte d’identité. Qui a jeté ces sorts ? La nuit, un groupe d’hommes masqués se livrent à des danses frénétiques à la lumière des torches, quelque chose qui ressemble au sacrifice d’un totem (une tête de sanglier). Il les observe sans comprendre. Le lendemain, il continue son chemin, et c’est alors qu’il tombe sur un berger muet nommé Jesus. Il sympathise avec le berger, se baigne avec lui, ils jouent ensemble, s’enlacent. Que vient faire cet épisode étrange d’amour homosexuel dans cette histoire ? Peut-être fallait-il un temps d’adhésion, de conjonction avec le corps de Jésus. Les mystiques, les moines, les religieuses, ne s’unissent-ils pas eux aussi à leur façon avec le Christ ? Après la conjonction vient la disjonction, le combat, le drame. Que se passe-t-il ? Ils se rhabillent. Mais sur ses épaules, la chemise que Jésus enfile est celle qui a été volée à Fernando dans son campement (une chemise à capuche, qui ressemble aussi à un vêtement de moine). Ce jeune berger fait-il partie de ceux qui ont jeté sur lui une malédiction ? Sur un coup de colère, Fernando menace le berger qui va chercher son couteau, ils combattent, il retourne le poignard de Jesus contre lui et le tue. L’acte est involontaire, mais assumé. Il lave ses vêtements, récupère le couteau et le sifflet du berger. Mais voici qu’au moment de continuer sa route, les mains encore ensanglantées, il découvre sur un rocher une croix qu’il n’avait pas vue auparavant. 

La conversion. 

Après ces dérèglements, que peut-il arriver de plus ? Une conversion. Fernando va devenir chrétien, mais pourquoi ? Il n ‘y aura jamais de réponse à cette question3. On ne sait même pas s’il dialogue ou non avec ces oiseaux et poissons qui passent. Entre eux, ce n’est pas du langage, c’est du silence, jusqu’au moment où une colombe arrive dans sa tente. Ton aile est brisée lui dit-il, il lui pose une attache, mais la colombe s’envole. Guérison ? Miracle ? Erreur ? On ne le saura pas. Jamais dans le film l’incertitude n’est brisée. Fernando refait encore et encore ses libations, il recommence à chaque fontaine, comme s’il voulait se purifier. En passant devant des chapelles abandonnées, il scrute les personnages usés, élimés, impossible de deviner ce qui lui passe par la tête. Puis vient la décision. Il efface les traces de son ancienne identité, il jette ses médicaments, son smartphone, ses clefs, il élimine au feu ses empreintes digitales. Tout se passe comme si des bribes de récits chrétiens ou des morceaux de dogmes catholiques revenaient à la surface, mais transformés, inversés, rebattus comme on bat un jeu de cartes. Il en résulte des scènes indéchiffrables pour nous (spectateurs), mais qui semblent faire sens pour un Fernando sur le point de se transformer en un Antonio, saint catholique et docteur de la loi. 

Sa conversion aura passé par plus d’une épreuve. Il aura fallu qu’il se délivre de ses cordes, de ses chaînes. Il aura fallu que, plusieurs fois, il se mette à nu, il expérimente le dénuement. 

Je suis mort.

C’est alors qu’il trouve sur son chemin, enveloppé dans un costume à plumes, le cadavre de Jésus. En mettant son doigt dans la blessure, il fermera sa plaie. En lui soufflant dans la bouche, il rendra à Jésus la vie que les chinoises lui avaient insufflée. Mais Jésus n’est plus Jésus, il devient Thomas (autre changement de nom), son double, son jumeau, un autre Jesus qui ne porte plus le nom de Jésus. Le vrai Jésus serait-il muet, et le Christ parleur un faux Christ ? Quand Jésus, le muet, ressuscite, il devient Thomas et se met à parler. Il dit : « Je suis mort la nuit dernière ». Il semble même se souvenir des circonstances : mort en jouant avec son couteau, avec ses amis. Puis ses souvenirs s’en vont, il doute. « Suis-je mort? » demande-t-il. « Tu dois me croire, Thomas » dit Antonio au ressuscité. « Tu dois me croire sans comprendre ». Et le ressuscité de répondre : « Alors je dois croire un mensonge? Je sais que je suis mort ». « Ce n’est un mensonge que pour toi » répond Antonio. « Pour toutes les autres personnes, tu es vivant, tu n’es jamais mort ».

Et Thomas suivra Antonio. Fernando ne lui a-t-il pas fait ce don extraordinaire qu’est la mort ? En mourant, il libère son âme (c’est ce qu’affirmait Platon). C’est son propre couteau qui aura tué Jésus, qui n’aura revêtu cette robe de moine que pour provoquer la mort inéluctable qui fait de lui un Dieu absent et d’Antonio un saint. Seul un Dieu absent peut, aujourd’hui, susciter la croyance. Antonio, déchargé de la fonction du témoin, peut enfin croire. 

Garder le secret.

A la fin du film, la clef de la conversion, s’il y en a une, reste inconnue. Fernando finit par perdre son propre visage. A la figure de l’acteur (Paul Hamy) est substituée celle du réalisateur (João Pedro Rodriguez)4, comme s’il fallait en finir avec le jeu, comme si un certain réel devait prendre la suite de la fiction (ce n’est pas pour rien qu’on parle de réalisateur). Et voici que les deux visages, les deux acteurs, les deux réalisteurs, Fernando et Antonio, ont tous deux la gorge tranchée. Il aura fallu que ce transfert de vie soit sanglant, que Fernando et son double Antonio puissent, eux aussi, dire « Je suis mort ». Ce réel peut être lu comme celui de la religion, mais il y a autre chose. Au témoignage de l’ornithologue, venu sur les rives du Douro pour observer les oiseaux, est substitué un autre témoignage, ou plus exactement le témoignage de l’autre. Ce sont les animaux qui témoignent, les sorciers, les jeteurs de sort, les amazones, tous en silence ou dans une langue inconnue. De quoi témoignent-ils ? De ce moment extraordinaire qu’est l’émergence d’une croyance. 

Le film s’inscrit dans une filiation typiquement portugaise, entre Les Noces de Dieu de João César Monteiro et les Mille et une nuits, de Miguel Gomes. Oscillation, indétermination entre le religieux et le profane, entre le sacré et le blasphème, entre l’érotique et le fantastique. Ce sont des films qui fascinent sans se soucier du réalisme. Ils produisent intuitivement une fascination d’essence religieuse qui touche à autre chose que ce qu’ils disent, un humour subtil qui approche un secret sans le dévoiler.

  1. Interprété, au début du film, par Paul Hamy. ↩︎
  2. Saint Antoine de Padoue (1195-1231), né Fernando Martins de Bulhões, était un prédicateur d’origine portugaise. Ce descendant de Charlemagne partage avec Saint François d’Assise le privilège d’avoir refusé la vie facile que pouvait lui procurer son ascendance noble. Il deviendra franciscain, mais tandis que François prêchait aux oiseaux, Fernando, avant de devenir Antonio, parlait aux poissons. L’ornithologue du film suit à peu près la même pente. Comme sa profession l’exige, il commence par s’adresser aux oiseaux, mais finalement, c’est aux poissons qu’il parle. Après son naufrage, cette grande figure de la pensée portugaise a prôné le dénuement matériel et changé de nom.  ↩︎
  3. L’entrée dans la religion est-elle pour lui une façon de racheter le meurtre du Jésus muet ? ↩︎
  4. La démarche la plus surprenante du cinéaste consiste à prêter sa voix à son interprète, et même, occasionnellement, à prendre sa place dans l’image. De même que, au XIIIème siècle, Fernando est devenu Antonio, l’ornithologue joué par Paul Hamy devient peu à peu quelqu’un d’autre, qui aurait le visage de João Pedro Rodrigues. ↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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