Corps et âme (Ildiko Enyedi, 2017)

Il faut choisir librement ce qui, déjà, en secret, habite nos rêves

Mária ou Marika, nouvelle responsable du contrôle de qualité d’un abattoir, est autiste, hyper-mnésique. Son comportement est étrange, distancé, elle est incapable de nouer des liens avec les gens. Les employés se moquent d’elle. Endre, directeur financier, au tempérament réservé et dont la main gauche est paralysée, la repère dès son arrivée. Ils semblent n’avoir aucun point commun, jusqu’au jour où, à la suite d’une enquête de police menée par une psychologue chargée de repérer qui a volé une dose d’aphrodisiaque (un produit destiné à faciliter la reproduction des bêtes), ils découvrent qu’ils font chaque nuit le même rêve : un cerf et une biche dans un paysage enneigé. Ils boivent ensemble (comme Mária et Endre au restaurant), fouillent la terre pour trouver de la nourriture enterrée, et finalement ils font l’amour. Le rêve précède la réalité, mais la réalité (humaine) est bien plus difficile et compliquée que le rêve (animal). L’amour est déjà dans leurs rêves, mais pour aller vers l’amour, ils doivent tous deux consentir d’énormes efforts – comme s’ils devaient renoncer à ce qui fait encore, aujourd’hui, leur humanité, et le remplacer par quoi ? Ils n’en savent rien. En tous cas cela passe par un certain retrait, un « laisser libre cours » à une sensibilité, une vulnérabilité qui était jusqu’alors, pour chacun d’entre eux, un défaut, une tare. Chacun doit reconnaître en l’autre ce qui en lui est inassimilable, associal, presque monstrueux. 

Pourquoi ce film a-t-il été tourné dans un abattoir ? demandent les critiques de Positif à la réalisatrice. Voici ce qu’elle répond : « Nous sommes entourés par une cruauté civilisée, bien organisée. J’en souffre beaucoup dans ma vie privée. Par exemple, les accouchements sont aujourd’hui traités avec beaucoup de professionnalisme; on minimise les risques et la souffrance physique. Pourtant, tout cela est d’une brutalité absolue, une brutalité souriante et structurée. On ne prête aucune attention au fait qu’un nouvel être vient de faire son arrivée dans le monde ». Etrange comparaison. La naissance d’un enfant est-elle comparable à la mise à mort d’une vache ? Le point commun, selon elle, c’est la cruauté, et cette cruauté, elle la situe dans la mécanisation du monde. Le film tenterait de répondre à une question du genre : « comment résister au pire ? », et la réponse serait : « Par une fable, un récit d’amour modelé sur un rêve ». Sauf que dans le rêve l’harmonie entre la biche et le cerf saute aux yeux, tandis que dans la vie humaine, les deux personnages n’ont rien de commun. Lui est vieux, expérimenté, désabusé et diminué par un AVC; tandis qu’elle est jeune, naïve, tournée vers l’avenir malgré son handicap relationnel. Tous deux sont désespérés, mais lui semble déjà avoir tout appris, tandis qu’elle, elle s’efforce d’apprendre, elle fait tout pour apprendre sans réussir. C’est de cette discordance que l’amour, et aussi la résistance, peuvent naître. C’est parce que l’un et l’autre expérimente la cruauté dans la chair comme dans l’âme, qu’ils peuvent peut-être, à eux deux, la faire reculer. 

Deux personnes pudiques, solitaires et tristes, chacune avec ses failles, ses douleurs, ses limitations, chacune essayant de faire bonne figure vis-à-vis du reste du monde. Mais le reste du monde est hostile, indifférent, surtout dans le cas de Marika, dont personne (à part peut-être Endre) ne perçoit la souffrance ni l’intensité des efforts à consentir pour faire semblant d’être comme tout le monde – ce qu’elle ne sera jamais. Ils ont déjà tellement de difficulté à s’habituer à eux-mêmes, comment pourraient-ils s’habituer aux autres ? Alors ils choisissent de renoncer à l’un comme à l’autre, à considérer leur « je » comme une chose aussi incompréhensible et étrange que « les autres ». Et voici que, à travers un rêve, surgit un autre qui est aussi un je, une personne de l’autre sexe, absolument différente, mais qui est aussi soi-même. Comment gérer cela? Endre tente de se tourner vers elle, puis il se détourne, jugeant que c’est impossible. Marika suppose que c’est son savoir qui est défaillant. Elle tente d’en savoir plus pour crever la carapace. Comment parler ? Comment regarder dans les yeux ? Comment toucher ? Comment faire l’amour ? Ni son thérapeute, ni ses collègues, ni les films porno ne peuvent lui donner la réponse finale. Seul lui le pourrait, et si lui, le seul, l’abandonne, alors elle n’a pas d’autre solution que le suicide. 

Ce n’est pas exactement un feelgood movie, mais ça y ressemble. Dans les toutes dernières images, ils se constituent déjà presque en foyer, en couple. Mais la question continue à se poser : s’agit-il vraiment du même rêve ? Même s’ils voient tous deux les mêmes images des mêmes animaux dans le même lieu, quoique sous un autre angle, cette identité ou cette mêmeté n’est-elle pas une fabrication diurne, la restitution a posteriori d’un contenu onirique renvoyant pour chacun d’entre eux à d’autres contenus, nécessairement différents ? Sous ces mêmes images du rêve, on peut supposer des contenus inconscient radicalement hétérogènes. La ressemblance des rêves ne révélerait pas une identité, mais une différence non dite, deux secrets bien distincts qu’il faudrait préserver et protéger. S’il n’en était pas ainsi, la rencontre serait impossible, les routes des deux rêveurs poursuivraient leur chemin parallèle, sans se rejoindre.

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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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