Parasite (Bong Joon-Ho, 2019)

Il n’y a pas de limite au parasitage, pas de ligne protectrice qui ne puisse être franchie

Résumé :

Dans la famille pauvre, il y a le père (Gi-taek), la mère (Choong-sook), le fils (Ki-woo) et la fille (Gi-jeong). Ils n’ont ni emploi ni argent, et survivent dans un sous-sol sordide, en pliant des boîtes à pizza. Ils doivent tricher pour tout, y compris pour se connecter au Wi-Fi. Un jour, Ki-woo est sollicité par un de ses copains pour remplacer le précepteur d’anglais de Da-hye, fille de la riche famille Park. C’est le commencement d’un parasitage méthodique. Ki-woo profite de son nouveau poste pour introduire sa sœur comme professeur de dessin du fils Park (Da-song), son père comme chauffeur et sa mère comme gouvernante, à la place de l’ancienne gouvernante Yeon-gyo, qui pourtant n’avait pas démérité. Tout fonctionne très bien jusqu’au moment où la famille Park part en week-end, et un terrible orage se déclenche. La famille parasite profite de l’absence des maîtres pour occuper les lieux. Mais Yeon-gyo sonne à la porte. Que veut-elle ? Il y a sous la maison un sous-sol secret où son mari Moon-gwang s’est enfermé pour échapper à ses créanciers. Les nouveaux parasites se rendent compte qu’ils ont été précédés par de plus anciens qu’eux. Entre ces différents pauvres, il n’y a pas de solidarité. Ils se battent, s’enferment mutuellement, jusqu’au moment où, catastrophe! les Park reviennent en pleine nuit pour échapper à l’orage. Il faut nettoyer le salon, leur servir à dîner, se cacher en attendant pendant qu’ils font l’amour sur un canapé. 

La fin de l’histoire cumule les retournements. La famille parasite réussit à s’enfuir, mais ils trouvent leur appartement noyé dans l’inondation. Tout dégénère quand les Park font appel à leurs domestiques pour organiser une garden-party dans leur jardin. Passons sur les détails, disons simplement que Yeon-gyo (la gouvernante) meurt attachée, Moon-gwang (l’ancien parasite) tue Gi-jeong (la fille des nouveaux parasites), tandis que Gi-taek (le père) tue Monsieur Park avant de s’enfermer à son tour dans le sous-sol secret. Dans la scène finale, après plusieurs années, le fils parasite Ki-woo s’est enrichi, il a racheté la maison, son père Gi-taek peut sortir dans le jardin sans être inquiété par la police. Mais les pauvres n’ont pas gagné. La famille est éplorée, il leur reste à faire le deuil de Gi-jeong, la fille.

Analyse

Ce film qui se présente au premier abord comme une comédie sociale ne porte aucun jugement, il n’est porteur d’aucun message, ni politique, ni moral. Les pauvres n’ont pas de projet, ils se contentent de tirer le meilleur parti de ce qui leur arrive. Les riches se conduisent aussi correctement qu’ils le peuvent, selon les règles de leur monde, de leur univers, et les pauvres respectent aussi les règles de leur milieu, en faisant preuve d’une remarquable solidarité familiale. Les quatre pauvres (père, mère, fils, fille) semblent s’entendre parfaitement, sans conflit, tandis que les quatre riches (père, mère, fils, fille) sont isolés les uns des autres, sans communication. Dans l’ensemble la symétrie entre les familles est respectée. Elles se valent plus ou moins, sans transgression majeure des règles sociales, contrairement par exemple au film japonais Une affaire de famille (Hirokazu Kore-eda, 2018). Ce qui vaut pour les deux familles vaut aussi pour le couple arrivé en premier qui parasitait déjà la maison. Leur histoire est triste, ils n’ont rien fait de mal, ils se sont adaptés aux circonstances, la morale est sauve. Pourtant les choses se gâtent de manière inexplicable. Entre les parasites, c’est la guerre, ils finiront par s’entre-tuer. Entre les deux familles, la haine finira par éclater. Les pauvres sont mal à l’aise, ils se sentent coupables, mais ils sont incapables d’arrêter la logique sacrificielle. Moon-gwang se précipite pour venger la mort de sa femme, que personne n’a vraiment voulue, tandis que dans le reste de la maison, il n’y a pas eu la moindre préméditation. 

La haine nait d’une histoire d’odeur. Le riche accuse les pauvres de sentir mauvais, c’est la cause immédiate, passionnelle, de la vengeance. On ne peut pas empêcher les odeurs de venir, elles franchissent la ligne, elles viennent brouiller les distinctions légitimes. Qu’on lui reproche sa propre odeur est insupportable pour Kim. Park le déguise en indien, il lui fait sentir qu’il ne pourra jamais lui parler d’égal à égal. Avant la violence physique, il y a cette violence verbale, et après le meurtre, Gi-taek devra revenir vers le sous-sol, près des égoûts, refluer dans le lieu souterrain d’où il avait voulu se dégager. 

À première vue, Parasite est un film social où les pauvres trompent et exploitent les riches, avant de perdre soudainement tout ce qu’ils avaient cru gagner. Mais ce schéma simpliste où l’ordre social finit par triompher est compliqué par le thème du parasitage. Comme l’annonce son titre, le film est irréductible à une fable sociale, il est (en outre, aussi) porteur de tout autre chose : une pensée du parasite. Je dis pensée du parasite, car il ne fait pas qu’illustrer le sens usuel de ce mot, il dit autre chose, il en dit plus. La pensée du film ne répond pas à une question ontologique du genre : « Qu’est-ce qu’un parasite ? », elle n’explique rien, elle est de l’ordre du performatif :  »Du parasitage s’ajoute au parasitage, « et personne n’y peut rien. La particularité du parasite, c’est qu’il y en a toujours plus d’un, il peut toujours en faire venir un autre : le fils, la fille, le père, la mère. Quand la famille pauvre a occupé toutes les places, on croit que c’est fini mais ce n’est pas tout : il y a, plus loin, une autre famille qui parasite encore plus et depuis plus longtemps. Et alors ça fait quoi, ce parasitage au carré, puis au carré du carré? Ça brouille les lignes. Au début, il n’y a qu’un franchissement par membre de la famille. La fille Park tombe amoureuse de Ki-woo, le chauffeur interroge son patron sur l’amour, Madame Park est manipulée par tout le monde. Mais peu à peu, le parasitage s’étend, on ne peut plus l’arrêter. C’est comme une odeur : on ne peut pas la confiner, elle se répand dans une voiture comme dans une maison. Dans le scénario du film, le brouillage fait aussi irruption par une force externe sous la forme d’une tempête qui va mettre fin au camping des patrons et détruire le logement précaire des domestiques. On ne maîtrise plus rien, tout semble déstabilisé, il n’y a plus ni convention, ni borne. C’est insupportable pour Monsieur Park qui le paiera très cher, par sa propre disparition. 

Dans la scène de la garden-party, le plus ancien parasite se venge du plus récent destiné à prendre sa place, lequel se venge à son tour du patron qui finira par être remplacé par le fils du second parasite. Vous suivez ? (il paraît qu’il ne fallait pas révéler l’intrigue). Sur ces trois chefs de famille, un seul survit, grâce à son fils qui s’enrichit et rachète la maison (nouveau retournement, nouveau parasitage). Il n’y a dans cette scène finale aucun salut, aucune rédemption, mais la conséquence ultime d’une faillite généralisée des systèmes immunitaires. Tout se passe comme si les anticorps ne fonctionnaient plus. Les personnages et les familles, incapables de se protéger de ce qui arrive de l’extérieur, ne peuvent pas non plus contrôler les forces qui viennent de l’intérieur. Du début à la fin, c’est la même inondation, le même déluge qui détruit le camping des riches, le logement des pauvres et aussi la limite entre les deux. Il semble qu’aucun plan, aucune organisation, aucun programme, ne puisse arrêter la transformation d’une maison d’architecte en lieu inhabitable. On voit mal en effet comment cette famille pauvre devenue riche pourrait vivre à l’endroit où leur fille, leur sœur, a été assassinée.

Le problème du parasitage, c’est qu’il est inéliminable, il revient toujours.

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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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