Le Genou d’Ahed (Nadal Lapid, 2021)

Quand le consentement meurtrier, banalisé, ne dérange plus personne, la responsabilité devient un danger mortel

C’est un film qui met l’État d’Israel et chaque Israélien en particulier devant ses responsabilités. Ici la figure de l’Israélien-type, moyen, est féminine. C’est Yahalom, jeune femme séduisante, intelligente, sincère, qui a eu la chance de pouvoir faire carrière au ministère de la culture à partir de cette région isolée, le désert d’Arava1 (3000 habitants). Son ascension rapide tient aux circonstances, et aussi à son amour des livres et de la culture. Elle n’est pas toujours d’accord avec ce qui se fait en son nom, mais cela ne met pas en cause son intégration au système. Elle applique les instructions de manière ouverte, tolérante, mais elle les applique quand même et n’imagine pas pouvoir faire autrement. Y, le cinéaste tenant lieu du réalisateur Nadav Lapid, commence par discuter tranquillement avec elle dans un jeu compliqué, pervers, de distance et de séduction. Il s’appuie sur le fait qu’elle aime ses films, qu’elle l’admire. Pas un instant elle n’imagine que cet homme pourrait trahir sa confiance. Elle se laisse convaincre, finit par avouer au moins partiellement que les violentes critiques du cinéaste à l’égard de l’État sont justifiées. Tant que cet aveu proféré en plein désert reste privé, il ne l’engage pas véritablement, ni dans sa personne, ni dans sa fonction. Mais à partir du moment où Y rend public son acquiescement, elle est littéralement mise au pied du mur, ou du précipice. Si ses aveux sont confirmés, sa carrière et même peut-être sa vie sont gâchées, terminées. L’enregistrement détenu par Y signifie sa mort sociale. Elle n’a pas d’autre choix que de se suicider. 

La fable est faite pour démontrer que la passivité du citoyen n’est pas neutre. C’est, comme dit Marc Crépon, un consentement meurtrier : je sais que ce qui arrive est horrible, je sais que des gens souffrent et meurent à cause de cela, mais je suis convaincu que mon engagement ne servirait à rien. Je renonce donc à m’engager, je me dédouane de toute responsabilité par quelques paroles banales de désapprobation. Yahalom se trouve exactement dans cette position. Elle ne se sent ni coupable, ni responsable. Elle n’en souffre pas, et sa vie peut continuer « normalement ». C’est cette normalité qui pour Y est impossible. La forme même du film témoigne de son désarroi, de sa dislocation. Il reste citoyen israélien, mais en se sentant responsable des crimes, il ne peut pas l’être. Cette rupture de l’identité se traduit par les mouvements erratiques de la caméra, qui désarticule son corps, le démembre, s’attarde sur certaines parties, singulièrement la bouche, comme si la douleur à dire ce qu’il faut direemportait la stabilité de l’organisme. En tant que corps, Israël se morcelle. Le pays n’a plus d’identité. Y est emporté par ce morcellement auquel Yahalom est indifférente. Sa responsabilité à lui, c’est d’entraîner l’autre dans cet éclatement, de faire venir les citoyens au bord du précipice. Il le fait avec une brutalité calculée, une cruauté qui réflète sa propre douleur. Il dit des choses terribles sur son pays et il en souffre. L’épreuve pour lui est aussi violente que s’il devait tous les jours avaler la pilule de cyanure que les soldats, raconte-t-il, ont sur eux pour se protéger de la violence de l’autre. 

Les gens voient son film, mais à la fin de la projection, ils se conduisent en purs spectateurs, n’ont rien à dire, ne répondent pas. Ce silence est la marque d’une banalisation du consentement meurtrier. Quand la vulnérabilité d’autrui ne suscite plus aucune empathie, aucun souci de l’autre, alors le pays est foutu, dit Y, foutu comme sa mère qui n’a plus la capacité de se défendre contre le cancer. Sans doute le pays n’est-il pas homogène, sans doute y a-t-il en Israel des contradictions, des jugements opposés, des protestations, des gestes d’indignation et de honte. Le film ne cherche pas à en prendre la mesure. Il ne prétend à aucune analyse sociologique ou psychologique, il affirme un principe : consentir à des meurtres, fussent-ils lointains ou par personne interposée, ce n’est pas seulement accepter la destruction de l’autre, c’est se ravager soi-même. En s’en prenant à Yahalom, Y rend tangible la dimension suicidaire de cet acquiescement. En prenant le risque de sacrifier la jeune femme, il s’expose lui-même au sacrifice. C’est cette dimension sacrificielle qui peut laisser sceptique. Faut-il, en guise de châtiment, sacrifier Israel, ou faut-il le transformer ?

Il y a chez Y une exigence inconditionnelle de justice. Il faudrait qu’il aille jusqu’au bout de cet engagement, qu’il puisse aller jusqu’au bout sans compromis. C’est évidemment impossible, et d’ailleurs il signe le formulaire du ministère de la culture. Mais cette signature est provisoire, transitoire. Aussitôt après, il revient, dans sa charge publique, à l’inconditionnel.

  1. Wikipedia : L’Arabah est long de 166 km et va du golfe d’Aqaba à la rive sud de la mer Morte. Topographiquement, la région est divisée en trois sections. Du golfe d’Aqaba au nord, le terrain monte sur 77 km, atteignant 230 m d’altitude. De ce point culminant, sur la ligne de partage des eaux de la mer Morte et de la mer Rouge, le terrain descend doucement jusqu’à un point situé à 15 km au sud des rives de la mer Morte. De là, le terrain descend rapidement jusqu’à la mer Morte, qui à 422 m en dessous du niveau de la mer, est le point émergé le plus bas de la Terre. Le climat de l’Arabah étant très chaud et sec, il est faiblement peuplé. Il n’y a presque pas d’établissements du côté jordanien et seulement quelques kibbutzim du côté israélien, dont Yotvéta et Lotan↩︎
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Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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