Le locataire (Roman Polanski, 2003)

Le défaut absolu d’hospitalité conduit à la folie, au suicide

Tu prends l’homme le plus banal, le plus quelconque, tu le nommes Trelkovsky, un nom de Juif polonais, tu lui donnes sa carte d’identité mais tu fais en sorte qu’il ne soit pas très sûr de lui. Cet homme n’a qu’un nom de famille, il n’a même pas de prénom, ce qui montre à quel point il manque de personnalité. Tu l’introduis dans un vieil immeuble qui ressemble à n’importe quel vieil immeuble du genre de ceux qui n’ont que des toilettes collectives au dernier étage. Tu ajoutes un détail qui va commencer à le déstabiliser : la précédente locataire, une certaine Simone Choule, s’est suicidée1, et l’on peut voir encore les carreaux cassés par sa chute. Tu fais en sorte que l’ambiance générale de l’immeuble fasse croire au pauvre Trelkovsky que, dans cet immeuble, il est absolument exclu de toute forme d’hospitalité. Ni le propriétaire de l’immeuble, ni le gérant du café, ni la concierge, ni les voisins, ni personne (pas même ses collègues de bureau) ne lui accorde le moindre début d’accueil amical2. Il fait tout ce qu’il peut pour leur faire plaisir, mais il n’y a rien à faire, tout ce qu’il fait est interprété négativement, ils sont chez eux, et lui, il n’arrive pas à se trouver chez lui. On le surveille, on le critique, on lui conteste le droit à recevoir des gens, chaque bruit, chaque geste qu’il fait, peut se retourner contre lui. Que va-t-il se passer ? On le devine dès le début du film : Trelkovsky lui aussi va se suicider. Pourquoi ? Là où l’hospitalité est écartée, éliminée, forclose, on ne peut pas vivre. Trelkovsky est plein de bonne volonté, il préférerait de loin faire tout ce qu’on lui demande, mais il n’y a rien à faire, il ne respecte pas leurs règles. Il est sincère, il fait tout pour les respecter, mais quoi qu’il fasse, les choses s’organisent de façon telle qu’il soit impossible qu’il les respecte. Son statut d’étranger ou d’extériorité est plus fort que lui. La loi est établie par les autres, il ne peut rien y changer, et cette loi dit «  Tu n’es pas comme nous » une phrase qu’il intériorise en se disant « Je ne suis pas comme moi », et même s’il fait tout ce qu’il peut pour devenir comme eux et comme il devrait être lui-même, il ne le sera jamais. Cette situation est d’autant moins contrôlable par lui qu’elle a probablement déjà été vécue par la précédente locataire, Simone Choule, à laquelle il ne peut que s’identifier malgré les énormes différences entre eux (y compris le sexe), ce qui confirme son absence totale de personnalité3

Le problème de Trelkovsky, c’est qu’il n’a rien à défendre, il ne sait pas qui il est, ni ce qu’il est, il ne sait même pas s’il est quelque chose (ou quelqu’un). Si les autres reconnaissaient une particularité quelconque venant de lui, un détail, il pourrait peut-être s’en sortir, mais ils ne reconnaissent rien, il n’y a rien en lui qui puisse être appréhendé, accepté ou rejeté. Il n’est même pas fautif : il est seulement rien du tout, il se croit obligé d’enfouir, oublier son passé. N’étant ni lui-même, ni comme lui-même, il en vient à porter les vêtements de Simone Choule, partager ses craintes, s’identifier à elle. « Si je suis comme elle, alors je suis une femme », se dit-il, une conclusion qui lui semble plus logique, moins absurde que les autres4, mais qui ne peut qu’indigner les autres habitants de l’immeuble. « Si elle, elle a échoué, il est fatal que j’échoue moi aussi » finit-il par se dire. Au fond, jamais il n’a cru en lui-même. S’il n’y avait eu qu’un minuscule brin d’accueil de leur part, il aurait pu y croire, et peut-être aurait-il survécu. Après son suicide, l’incertitude ne sera jamais tranchée. Le film se termine comme il commence : par la mort de Simone Choule, qui est aussi la sienne.

  1. Le mot Choule évoque la Schule, qui est la synagogue pour les ashkénazes. Mais contrairement à Trelkovsky, Simone Choule a un prénom. ↩︎
  2. La seule exception est Stella, la copine de Simone, mais il ne peut pas croire qu’elle soit une exception. ↩︎
  3. Dans la boucle finale du film, Trelkovsky et Simone Choule ne sont plus qu’une seule et même personne.  ↩︎
  4. Dans la boucle finale du film, Trelkovsky et Simone Choule ne sont plus qu’une seule et même personne.  ↩︎
Vues : 4

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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