Coma (Bertrand Bonello, 2022)

En espérant que d’une pure intériorité, dans les limbes réticulaires de l’apocalypse, quelque chose pourra surgir

Les génériques de début1 et de fin2 se présentent comme la lettre d’un père (le réalisateur) à sa fille, Anna3. Cette lettre en deux parties « encadre » le vécu de la jeune fille, comme son bord, sa marge, ses limbes. Vers la fin, dans les derniers mots, elle en appelle à un autre avenir qui ne continuerait pas ce qui est raconté dans la partie centrale du film, une époque où il fait 50 ou 60° degrés, où les jeunes filles doivent rester chez elle du matin au soir, sans autre communication avec l’extérieur que leur ordinateur. Ce pourrait de la science-fiction, cela pourrait ressembler à un film post-apocalyptique, si ce n’était pas déjà la réalité d’aujourd’hui. Inutile d’inventer pour le spectateur une fin du monde puisqu’il suffit de décrire un quotidien banal, une journée toute simple entre quatre murs d’une chambre plus un4, l’écran qui communique avec d’autres univers familiers, ceux des copines, de l’influenceuse5, des séries, des fictions, des caméras de surveillance, des marionnettes figées, des poupées Barbie en stop motion, des jeux qui se terminent toujours de la même façon (gagner ou perdre), un quotidien sans extériorité dont toutes les composantes ne font que refléter la vie intérieure de la jeune fille. Inutile de montrer des catastrophes, puisque ces univers portent en eux la banalité de l’apocalypse comme on dit banalité du mal, un sentiment d’épuisement, une condensation virtuelle de tous les jours, celle d’une vie restreinte, triste, sans perspective, celle d’un confinement universel comparable à celui de 2020, marqué par la fatalité d’une extinction ou d’un effacement inéluctables. 

Chaque jeune fille est enfermée chez elle, chaque jeune fille ne communique que par les réseaux. Qu’elles discutent entre elles ou sous l’influence d’un tiers, elles vivent enfermées dans un monde clos, dépourvu de libre arbitre, plus proche d’une tombe que d’un habitat. Ce qui les unit n’est pas le divertissement, la joie d’être ensemble (toujours surveillées, sans le savoir, par l’influenceuse), mais une angoisse terrible, insurmontable, dont elles ne parlent pas mais qui pèse, dans leurs relations, plus lourd que les échanges conventionnels sur les films d’horreur, les serial killers, la superficialité ou la séduction féminines6. La seule façon de s’en sortir, dit le générique de fin, c’est de croire en un lendemain, un à-venir tout-autre, qui ne découlerait pas du monde d’aujourd’hui avec son histoire, ses impasses et ses souffrances, mais d’autre chose, de quelque chose qui viendrait d’ailleurs, ou plus probablement, de soi. Il faut avoir confiance en soi répète l’influenceuse, croire en soi, d’ailleurs il n’y a rien d’autre, dans le monde, que le reflet de soi. La voix off (écrite) du père le répète : une histoire qui n’appartient qu’à toi, comme si, pour s’en sortir, il suffisait de reproduire, à l’avenir, le monde actuel des jeunes filles, ce monde sans organisation ni hiérarchie, étranger à la culture, à l’altérité, à l’invention. Comme si la sortie de ce cauchemar, ce film d’horreur, ne pouvait venir que de l’intérieur, les extériorités étant vouées à la répétition du même.

Existe-t-il pour ces jeunes filles une autre perspective que ce qui arrive à l’une d’elles, Tess, agressée par un garçon qu’elle ne voit même pas ? Revenue dans l’univers cauchemardesque de ses rêves, Tess racontera plus tard à Anna qu’elle a lutté contre lui avant de chuter mortellement par la fenêtre7. Les jeunes filles sont convoquées par la mort, non pas individuellement comme le personnage de Feu Follet (Louis Malle, 1963), mais collectivement, en tant que classe d’âge (mettons : la génération Z). C’est toute une génération qui est entraînée dans le cauchemar apocalyptique d’un tiers anonyme, par exemple un serial killer, cauchemar dans lequel, malgré les avertissements, elles ne peuvent que séjourner. « Méfiez-vous du rêve de l’autre, car si vous êtes pris dans le rêve de l’autre, vous êtes foutus ! » dit la voix sépulcrale de Gilles Deleuze8. Avec l’aide de Zoom, les jeunes filles qui circulent d’une vidéo de Youtube à une autre habitent ce rêve interdit, aux marges du monde et du cinéma traditionnel. Là où l’inconscient, l’Internet, le réel et le virtuel s’interpénètrent, la notion de libre arbitre n’a plus aucun sens, le philosophe n’est pas plus audible que les savoirs traditionnels, et même la déclaration d’amour du père risque fort de tomber à plat. Encore dans l’adolescence, les jeunes filles qui vivent l’obsolescence du monde sont ensommeillées. Quand elles se réveilleront, nul ne sait ce qui en sortira.

  1. Générique du début : « Anna, ce n’est pas la première fois que je m’adresse à toi de cette manière. En 2014, je te parlais d’un film que je voulais faire, bref, clair comme un geste. Je l’ai fait, et finalement il était long et compliqué. Le film t’était dédié. Je sais que tu ne l’as pas vu, ce n’est pas grave. Tu as eu 18 ans cette année, quasiment l’âge des personnages. Une année où nous avons été confinés, mis à l’arrêt, renvoyés à nous-mêmes. Le présent s’est arrêté, nous renvoyant au passé et au futur. On repense à tout ce qu’on a vécu, ce qu’on a traversé. Ce qu’on a construit, réussi, raté, à ce qu’on a acquis, et à ce qu’on a perdu. À ceux qu’on a perdus. Ceux qui sont morts et ceux qui ont disparu. Aux amours disparues. Le sentiment de la perte est atroce, parce qu’il est incompréhensible. Et en même temps, il est magnifique de sa profondeur. Dans ce confinement, on aurait aimé le silence. Tout le monde a quelque chose à dire, mais qu’avons-nous à faire réellement ? Un geste, certainement. Le plus fort, le plus fou, le plus violent, le plus beau. Comme l’amour. Mais ce geste, on ne le trouve pas toujours. Alors on se remet à rêver des films. Cela fait réfléchir au temps. Prends ton temps. Ne cède pas à l’air du temps. Et je le répète, comme il y a sept ans, que même si l’hiver est rude, le printemps finit toujours par revenir. Et c’est pour ça qu’on continue. Parce qu’il y a toujours une renaissance. Nocturama, qui t’était dédié, avait peut-être l’air désespéré, mais il portait en lui aussi cette renaissance. Ce film, celui-ci, c’est mon petit geste à moi, aujourd’hui. Un geste vers toi, mon amour. » Coma commence par montrer des fragments de ce film, Nocturama↩︎
  2. Générique de fin : « Anna, il n’y a pas le monde d’avant et le monde d’après, comme on a pu l’entendre si souvent. Mais il y a toi dans le monde et c’est ça qui compte [Images de cascades, d’écoulements incontrôlés]. On a besoin de penser que nos sacrifices seront compensés par l’entrée dans une autre réalité. Que le négatif aura quelque chose de purificateur. Que le pire serait que tout ça ne serve à rien. Nous traversons une période qui est entre la vie et la mort, entre le jour et la nuit. Une sorte de nuit américaine mais sans mise en scène. « Si tu traverses l’enfer, ne t’arrête pas ». Les limbes, ce n’est pas uniquement l’entre-deux-mondes, entre rêve et réalité. Ça vient de ‘limbus’, qui veut dire la marge, un espace blanc qui ne demande qu’à être rempli. Au centre, il n’y a pas d’espace. C’est dans les limbes que tu verras des choses impossibles à voir ailleurs. Que d’autres ne verront pas [Images d’incendies, ou de volcans en éruption]. À l’heure de cette nuit noire dans laquelle on s’enfonce de plus en plus profondément, il peut y avoir une clarté aussi vaste que l’obscurité. On y est si seul qu’on y est soi-même. Et c’est à ce moment-là qu’on touche à la poésie, celle dont on aura besoin quand le jour se lèvera. Parce que le jour va bientôt se lever. Le jour va bientôt se lever, mon amour, et tu sortiras des limbes avec une force que tu n’imagines pas. Et je serai près de toi, ou plutôt derrière toi, à te regarder te déployer. Ce sera alors le début d’une autre histoire. Une histoire qui n’appartient qu’à toi [un visage apparaît dans les flammes] » ↩︎
  3. Interprétée par Louise Labèque, qui jouait déjà dans Zombi Child↩︎
  4. Le film a été tourné pendant la pandémie de COVID-19. ↩︎
  5. L’influenceuse, interprétée par Julia Faure, s’appelle Patricia Coma. C’est elle qui donne son titre au film, même si, d’une certaine façon, en désobéissant à l’injonction de Gilles Deleuze, le film nous fait entrer dans une sorte de coma (définition : état pathologique qui se caractérise par la perte de la conscience, de la sensibilité et de la capacité motrice volontaire).  ↩︎
  6. « Pour la jeune fille la séduction ne prend jamais fin, c’est-à-dire que la jeune fille prend fin avec la séduction ».  ↩︎
  7. Ce qui pourrait ressembler au combat de Jacob contre l’ange – mais Jacob ne tombe pas, ne meurt pas, il devient boîteux.  ↩︎
  8. Conférence donnée en 1987 à la FEMIS. Deleuze précise : « Même quand c’est la plus gracieuse jeune fille, c’est une terrible dévorante : pas par son âme, mais par ses rêves. » Le cinéma, par essence, ne peut que désobéir à cette injonction. ↩︎
Vues : 6

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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