Laura (Otto Preminger, 1944)

Il aura fallu qu’elle soit réduite à la fixité d’un portrait, prise pour morte, pour qu’elle rencontre enfin l’homme pur, intègre : le policier

Laura Hunt1, jeune dessinatrice d’origine modeste, a créé et développé une importante agence de publicité grâce à son talent, mais aussi grâce à l’appui de Waldo Lydecker2, un célèbre chroniqueur new-yorkais au verbe aussi acéré que cruel, qui lui a ouvert le chemin du grand monde. Compte tenu de son âge, Waldo ne peut pas prétendre à l’amour de Laura, mais il peut toujours empêcher (ou essayer d’empêcher) les autres hommes de séduire cette jeune femme qu’il ressent comme sa propriété, sa création3. Il a réussi avec un premier prétendant, le peintre Jacoby, mais un autre prétendant, Shelby Carpenter, séduisant gigolo, habile hableur et passablement escroc, semble plus difficile à écarter. Malgré son intelligence, ses mots d’esprits, Waldo ne peut pas éviter que Laura accroche dans son salon le tableau que Jacoby a réalisé d’elle, et il ne peut pas non plus la convaincre de la médiocre malhonnêteté de Shelby. Alors que fait-il ? Il décide d’assassiner Laura4. Si elle ne lui appartient pas, alors elle doit disparaître. Le Pygmalion qui croit avoir fait advenir une créature est persuadé qu’il a, aussi, le droit de la faire périr. Arrivé chez elle, il se trompe et dans l’obscurité détruit le visage d’une autre femme qui se trouve être la rivale de Laura, et aussi son double. Sur la base de ce récit, un autre film aurait pu être tourné, mais dans le film de Preminger il faut aussi que, par une nouvelle confusion, Laura soit prise pour morte, et qu’il ne reste d’elle qu’un portrait 5 où elle apparaît figée, immobile. C’est ce portrait qui déclenche chez McPherson une curiosité qui le conduira à inspecter son appartement, ses vêtements personnels, son journal intime, son intérieur (meubles, décorations, bibelots), qui semblent tous retenir une part de son mystère, de son charisme. Avant d’être aimée pour ce qu’elle est, Laura est une fabrication de son imaginaire, une présence énigmatique, spectrale, d’un être inconnu. McPherson finira par tomber amoureux de la personne (et réciproquement), mais avant cet amour il y avait déjà une sorte d’archi-amour fantasmatique qui commandait son comportement. En racontant une histoire complexe, impossible, le film fait moins appel à la raison qu’au fantasme. C’est son point commun avec d’autres films qui s’emparent du prénom Laura6, comme Level Five de Chris Marker (1996) ou, plus récemment, Trenque Lauquen de Laura Citarella (2023). Une Laura parfaite devrait avoir complètement disparu, comme la Claudia de L’Avventura (Antonioni, 1960), mais celle-ci ne disparaît pas, elle revient, une résurrection qui ne la fait pas monter au ciel mais plutôt descendre dans les bras d’un homme, McPherson, qui n’est pas exactement l’homme du commun mais une star de la police, déjà célèbre pour avoir résolu quelques cas épineux. Le flic méprise Waldo le riche aristocrate et se sent plus proche de la jeune femme partie de rien, et tout se terminera par un mariage entre gens du même monde. Le triomphe queer (avant la lettre) du chroniqueur ambigu laisse la place à quelques stéréotypes du film noir : policier viril, femme fatale (mais séduite), élite criminelle, retour à la loi du peuple. 

On peut se demander pourquoi le film exerce une telle fascination sur la critique et aussi sur le public. On peut douter que le charme de Gene Tierney suffise à produire cet effet – bien qu’il soit indéniable. Ce qui fait le sel de la jeune actrice (24 ans) n’est pas sa beauté, mais sa mort. La phrase d’ouverture du film : « Je n’oublierai jamais le week-end, ce week-end où Laura est morte » prépare le spectateur à la suite : une disparition considérée comme irréversible suivie d’un retour inattendu. McPherson, le plus rationnel des hommes, est pris en plein sommeil : la figure fantasmatique, dont il rêvait à ce moment-là, fait irruption dans la vie. Le spectateur de cinéma occupe la place du policier : dans le noir, assis sur son fauteuil, il voit des morts revenir sur scène. Il ne reste rien des conditions de production du film : des acteurs qui n’ont participé qu’à reculons, un producteur (Darryl F. Zanuck) qui oscille entre deux réalisateurs (Preminger – Mamoulian – Preminger), une romancière qui renie le film 7, une dispute sur la fin8, etc., tout cela est effacé, supprimé, oublié, disparu, mais la trace en reste quelque part, dans la complexité et les retournements du récit. Lorsque le film se termine avec la voix de Waldo disant « Good bye, Laura », nous disons nous aussi adieu à la femme, mais nous ne pouvons pas faire le deuil du tableau qui représente une morte. Après tout, l’écran de projection n’est que la réitération de ce genre de tableau. De La femme au portrait (Fritz Lang, 1944) à Pandora (Albert Lewin, 1951) ou à Vertigo9 (Alfred Hitchcock, 1958), le mystère du portrait de femme déjà décrit par Edgar Poe en 1842 dans sa nouvelle Le portrait ovale, c’est l’essence même du cinéma.

  1. Interprétée par Gene Thierney, âgée de 24 ans. Elle craignait de « jouer une peinture », mais cette peinture a lancé sa carrière. ↩︎
  2. Interprété par Clifton Webb, un acteur homosexuel plus efféminé que viril, imposé par Otto Preminger dans un rôle de Pygmalion qui aurait difficilement pu être tenu par un acteur viril. ↩︎
  3. Une situation comparable avec L’aventure de Mme Muir (Joseph Mankiewicz, 1948) – avec la même actrice, Gene Tierney -, sauf que dans ce dernier film, le créateur réussit, même après sa mort, à empêcher la jolie femme de s’unir avec un autre homme. ↩︎
  4. Désolé pour la divulgation, mais il est des films qu’on ne peut pas analyser sans les spoiler. ↩︎
  5. Pour ce portrait, Preminger a remplacé une peinture initiale faite par la femme de Mamoulian par une photographie de l’actrice qu’il a ensuite fait recouvrir de gouache.  ↩︎
  6. Le prénom Laura pourrait s’écrire « l’aura », tandis que son nom, Hunt, est en rapport avec la chasse. Mais dans les autres films, dépourvus de figure masculine forte, Laura ne revient pas. ↩︎
  7. Preminger a pris l’initiative d’adapter à l’écran une histoire policière écrite par Vera Caspary, mais il l’a tellement transformée, notamment par le rôle de Waldo Lydecker, que l’écrivaine s’est désolidarisée du film. ↩︎
  8. Zanuck n’appréciait pas la mort de l’aristocrate. ↩︎
  9. C’est le point commun avec Vertigo (Alfred Hitchcock, 1958). Dans les deux cas, la morte reparaît, mais chez Preminger c’est la vraie, vivante, tandis que chez Hitchcock Carlotta est définitivement morte, Madeleine est une usurpatrice. ↩︎
Vues : 13

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

Vous aimerez aussi...

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *