L’aventure de Madame Muir (Joseph L. Mankiewicz, 1947)

Et le spectre déclara à Madame Muir : “Il faut que je te porte”

Pour déclencher l’aventure de Madame Muir1, il aura fallu la fin d’un monde : la mort de son mari, sa décision de quitter la maison de sa belle-mère à l’issue de l’année obligatoire de deuil conventionnel. Ce mari, Monsieur Muir, a été facilement oublié2. Il n’a laissé à sa femme rien d’autre qu’une fille (Anna, arrivée sans prévenir précise Lucy Muir3) et une petite rente qui ne durera pas longtemps. On passe d’un siècle à l’autre, du 19è au 20è, et Lucy a le sentiment d’appartenir au siècle à venir et non pas au passé4. Donc Madame Muir se retrouve dans la maison qu’elle a choisie, Gull Cottage, au bord d’une falaise qui plonge dans la mer5. Elle a été avertie : cette maison est hantée ; mais soit elle n’y croit pas, soit elle s’y installe justement pour cela. Peut-être est-elle déjà, avant même de s’installer, séduite par le capitaine Daniel Gregg6, mort accidentellement dans cette maison quelques années auparavant. Elle décide donc de rester, quoiqu’il arrive et malgré le fantôme dont le portrait orne sa chambre, avant de perdre le bénéfice de la rente. Comment s’en sortir ? L’idée vient du capitaine, qui lui dicte ses mémoires et lui conseille de les faire publier sous le titre Blood and Swash (qu’on pourrait traduire par : Sang et clapotis, s’il n’y avait pas dans swash une dimension plus envahissante, plus inquiétante). La publication a lieu, l’argent afflue, et Madame Muir achète Gull Cottage où elle vivra, solitaire, jusqu’à la fin de ses jours, sous la protection de sa servante Martha, malgré une petite aventure sentimentale sur laquelle il est préférable de passer.

Après avoir fini de dicter son livre, lorsque Lucy Muir s’amourache d’un autre homme, le capitaine décide de se retirer. Il fait croire à Lucy que c’est elle qui a écrit le livre, qu’elle l’a entièrement rêvé, sans aucune participation de sa part. Un récit d’homme se transforme ainsi en un fantasme de femme7. Madame Muir devient un être ambigu, binaire (dirait-on aujourd’hui), une chimère homme/femme ou femme/homme sans identité précise. Confrontée à la nécessité de gagner sa vie, cette femme assez banale aura été capable d’une extraordinaire créativité. Il aura fallu pour cela qu’elle acquiesce au langage cru et aux jugements simplistes du vieux briscard. En la renommant Lucia à la place de Lucy, le fantôme l’aura détachée de sa condition, il lui aura apporté la liberté, mais il l’aura aussi enfermée dans sa solitude8. Elle ne se remariera jamais, renoncera à la vie charnelle pour le retrouver plus tard, après sa mort (et en pur esprit). Son sort aura été celui de l’écriture en général : détaché de l’auteur, le texte perd toute incarnation, il se réduit à un ensemble de traces, de lettres, qui ne produiront pour l’autre que la jouissance du signifié (et aussi celle du signifiant). Entre Lucia vivante et Daniel mort, il n’aura pu y avoir ni contact charnel ni contrat de mariage9. Il y aura eu l’alliance de deux substances hétérogènes, incapables de se toucher. Il faudra une génération supplémentaire (voire deux) pour que cette malédiction soit levée. On apprend à la fin du film que le capitaine Gregg n’avait pas réservé ses apparitions à Lucy (ou Lucia), puisqu’Anna se souvient, elle aussi, d’avoir conversé avec lui10. La fille choisira pour mari un capitaine, et l’on apprendra plus tard que sa propre fille choisira aussi, pour mari, un capitaine. Comme l’écriture, l’influence du spectre peut sauter les générations. Rien n’est plus incertain, ambigu qu’un spectre. Il peut libérer, soutenir, mais aussi asservir, parfois pour la suite des générations11

  1. Interprétée par Gene Tierney. ↩︎
  2. Lucy explique qu’elle a épousé le premier homme qui l’a embrassée dans un jardin. ↩︎
  3. On parle toujours de Madame Muir en utilisant le nom du mari décédé, ce qui revient à la priver de tout nom propre. ↩︎
  4. Au début du film, elle porte une robe longue à corset, puis se montre en maillot de bain et en tailleur en tweed à jupe courte. ↩︎
  5. Whitecliff, en Angleterre, village résidentiel apprécié pour son parc et son port ; quoiqu’en réalité, le film ait été entièrement tourné en Californie. L’important, avec la falaise, est de donner une impression de chute, de danger. ↩︎
  6. Interprété par Rex Harrison. ↩︎
  7. L’auteur du livre dont le film est inspiré, R.A. Dick, est en réalité une femme, Josephine Aimee Campbell Leslie, qui a choisi comme nom d’écrivain un signifiant plutôt ambigu, dick, comme si elle voulait faire croire qu’un rêve de femme, nécessairement, devait avoir une origine ou un contenu phallique. ↩︎
  8. On est à l’époque où l’autonomie financière d’une femme est incompatible avec sa vie sensuelle. ↩︎
  9. La scène de baiser impossible entre le fantôme qui s’apprête à disparaître et Lucy Muir est aussi une scène d’alliance. ↩︎
  10. Et même la servante Martha, qui prend le tableau dans sa chambre. ↩︎
  11. Comme le dibbouk, tel que décrit dans le film des frères Coen, A serious man (2009). ↩︎
Vues : 3

Pierre Delain

Initiateur et auteur du blog "Cinéma en déconstruction"

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